L’infinité des Lieux de Perec

samedi 28 mai 2022, par Catherine Merlin

Pour commémorer les 40 ans de la disparition de Georges Perec, un événement majeur : Les éditions du Seuil viennent de publier (dans la collection La Librairie du xxie siècle, dirigée par Maurice Olander) Lieux, « un ouvrage inabouti mais capital » dans l’histoire de l’autobiographie et même tout simplement de la littérature : c’est ce qu’a estimé le président de l’Association Georges Perec, Jean-Luc Joly, lors d’une soirée de présentation du livre, le 24 mai 2022, à la Bibliothèque de l’Arsenal. Cette soirée était dédiée à Ela Bienenfeld, la cousine de Georges Perec, membre fondatrice et active de l’association, décédée en 2016 ; et à Philippe Lejeune, auteur de La Mémoire et l’Oblique : Georges Perec autobiographe (P.O.L, 1991), qui a contribué à la gestation de ces Lieux.

Le livre dont la publication a été coordonnée par Sophie Tarneaud est précédé d’un avant-propos de Sylvia Richardson, d’une préface de Claude Burgelin. Il est édité et introduit par Jean-Luc Joly.

Perec s’était expliqué sur le projet gigantesque de ce livre dans une lettre à Maurice Nadeau datée de juillet 1969 :

« J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence. Chaque mois, je décris deux de ces lieux ; une première fois, sur place (dans un café ou dans la rue même) je décris « ce que je vois » de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro-événements (une voiture de pompiers qui passe, une dame qui attache son chien avant d’entrer dans une charcuterie, un déménagement, des affiches, des gens, etc.) ; une deuxième fois, n’importe où (chez moi, au café, au bureau) je décris le lieu de mémoire, j’évoque les souvenirs qui lui sont liés, les gens que j’y ai connus, etc. Chaque texte [...] est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans [...]. J’ai commencé en janvier 1969 ; j’aurai fini en décembre 1980 ! j’ouvrirai alors les 288 enveloppes cachetées [...]. »

La soirée a été ponctuée par la lecture d’extraits de Lieux par deux comédiens, évoquant la rue de la Gaité et le quartier de la Contrescarpe ; extraits où transparaissait la passion de Perec pour le cinéma, à travers les nombreuses salles citées, ainsi que son sens pointu de l’observation.

C’est le photographe Pierre Getzler – auquel on doit la magnifique photo de couverture de Lieux – qui a pris la parole le premier, racontant comment Perec lui avait proposé de l’accompagner pour prendre des photos de la rue Vilin et comment d’heureux hasards lui ont fourni l’occasion de ses plus beaux clichés.

Ensuite Sylvia Richardson, petite-cousine de Georges Perec (et son ayant-droit, avec Marianne Saluden) a rappelé les origines du projet, lancé dès 2016 par Maurice Olender (pour les éditions du Seuil) et Claude Burgelin (pour les Amis de Georges Perec). La première tâche et non la moindre ayant été l’établissement d’une transcription complète du texte. L’idée d’une lecture numérique, a-t-elle souligné, a été présente depuis le début. Cette option apportait une solution à de nombreux problèmes de choix éditorial ; elle permettait aussi de faire ressortir « deux aspects essentiels du livre : son architecture combinatoire et son côté ludique ». La conception d’un site dédié, où le lecteur peut circuler comme un « promeneur actif », a donc été confiée à Caroline Scherb, de l’agence Créamars. Le projet achevé, conclut Sylvia Richardson, porte doublement le sceau de la générosité, celle de Georges Perec et celle des éditions du Seuil qui ont accepté la mise en ligne du site en accès libre.

Nous avons pu entendre ensuite la lecture d’un message envoyé par Maurice Olender. Il y rappelait la publication au début de 1982, juste avant le décès de Georges Perec, de Penser/Classer dans la revue Le Genre humain ; l’édition, par la suite, d’une quinzaine d’ouvrages posthumes de l’écrivain, « aventure collective » menée avec Claude Burgelin, Marcel Bénabou, Philippe Lejeune. En célébrant un Georges Perec « clairvoyant et cohérent », il y analysait le titre de Lieux (le pluriel est important) et comment le terme « lieu » en hébreu (maqom) est synonyme du nom de Dieu dans les récits hassidiques.

Pour Claude Burgelin, l’importance de Lieux dans l’œuvre de Georges Perec s’inscrit en symétrie de sa concentration sur une lettre unique, que ce soit E ou W : Lieux offre à l’inverse une diffraction qui permet à l’écrivain « d’étonnantes métamorphoses de la représentation de soi ». Le terme de « lieu » revient d’ailleurs avec insistance dans ses titres, montrant à quel point le lexique spatial se substitue à celui de la temporalité. La géographie verbale, en explorant le lieu narratif, fait s’édifier une structure où les lieux du réel et ceux de la mémoire restent disjoints, une des singularités du projet de Georges Perec. On a ici affaire, dans son entreprise de « véridiction », à une série de pièces de puzzle qui ne connaitront pas d’assemblage. Il est évident aujourd’hui, a conclu Cl. Burgelin, que cet « inadvenu » de Lieux a permis l’écriture de texte majeurs : Espèces d’espaces, W, La Vie mode d’emploi, Récits d’Ellis Island…

La soirée s’est achevée par une démonstration du site dédié et de ses infinies possibilités de circulation, produisant quasi « cent mille milliards de lieux », pour paraphraser Queneau. Le lecteur peut d’ailleurs se créer un compte sur le site pour y conserver la trace de ses promenades à travers le texte. Par rapport au livre papier, le site est de plus enrichi de deux index (l’un des noms de commerces, sociétés et marques, l’autre des titres d’œuvres, de presse et de manifestations culturelles, commerciales et sportives), d’une large bibliographie et de la reproduction des extraits du livre publiés par Georges Perec dans des revues.

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La soirée a été filmée et la vidéo sera diffusée sur le site Diacritik.
La sortie du livre a bénéficié de nombreux articles de presse ; on peut notamment citer celui de Jean-Pierre Salgas et se reporter à la revue de presse figurant sur le site de la collection Librairie du xxie siècle.