Paroles de confiné.e.s : l’éphémère et le durable

jeudi 26 octobre 2023, par Élizabeth Legros Chapuis

C’est avec grand plaisir que l’APA a participé au colloque organisé le vendredi 13 octobre 2023 par le Centre Interlangues Texte-Image-Langage (TIL EA 4182) de l’Université de Bourgogne sur le thème « Paroles de confiné.e.s ». Le colloque tenu à la MSH (Maison des sciences humaines) de l’Université de Bourgogne était également retransmis en visio-conférence.

L’objectif de cette journée était d’examiner les phénomènes de créativité qui se sont manifestés en France à l’occasion du premier confinement (le plus sévère…), de mars à mai 2020. Avec une ouverture particulièrement large puisque le corpus exposé ne se limitait pas à l’expression écrite, mais abordait également les arts plastiques.

Dans la première intervention, Marie-Odile Bernez (TIL, Université de Bourgogne), a donné un coup de projecteur sur le travail d’Antoine Vitek, auteur du blog "Culturez-vous". Pendant la période concernée, celui-ci a interrogé des personnalités très diverses du monde de la culture. Chacune était appelée à répondre à cinq questions-types sur son mode de travail en période de confinement, l’organisation de son espace de travail, les modalités pour garder le lien avec le public, mais aussi son ressenti.

« En cette période où il faut rester à la maison, écrivait Antoine Vitek, je vous propose une série d’interviews en compagnie de professionnels de la culture. L’occasion d’en savoir plus sur leurs métiers, sur les institutions dans lesquelles ils travaillent mais aussi sur les dispositifs qu’ils déploient pour garder un lien avec le public malgré le confinement. »

Quel que soit le champ d’activité, les constatations sont similaires : le ralentissement, l’annulation de projets et le report des activités vers le numérique (mais certains s’expriment aussi sur limites de ce qu’on peut faire en virtuel). Globalement, ces personnes ont plutôt bien vécu la contrainte qui leur était imposée.
Les interviews sont toujours accessibles sur le blog Culturez-vous.

Agnès Pernet Liu (TIL, Université de Bourgogne) et en visio Wang Kun (Université des Langues étrangères de Beijing, Chine) ont opéré un retour sur leur expérience de traduction en français d’un poème chinois. La collaboration des deux universités sur la poésie chinoise avait commencé en novembre 2019. En lien avec le Printemps de la Poésie 2020, dont le thème était le courage (« Ayons le courage de la poésie ! »), ils ont traité le poème intitulé « Le bambou au rocher » du peintre et poète Zheng Xie, appelé aussi Zheng Banqiao (1693-1765). Nous avons pu apprécier le travail effectué grâce à une vidéo avec des commentaires des étudiants, qui se sont tous donnés pour leurs études de langues un prénom occidental. Le professeur Wang Kun a ensuite présenté les calligraphies réalisées sur le même poème. Un beau moment créatif de parole collective.

Bambous et rocher par Zheng Xie

Gabrielle Thierry, artiste peintre, a raconté l’initiative qu’elle a lancée en mars 2020, « Dessine ta fenêtre ».
Ce projet participatif lui a permis de récolter 250 dessins et peintures provenant de 24 pays, qui ont ensuite été accueillis par le Musée des Beaux-Arts La Cohue de Vannes – où leur exposition, toutefois, a été retardée par les confinements suivants… Une partie de ces œuvres était présentée à Dijon dans la salle du colloque.
Gabrielle Thierry a également souligné la dimension thérapeutique de l’expérience, en lien avec la Société Française de Psychopathologie et d’Art-Thérapie qui a tenu en décembre 2021 des journées sur le thème des fenêtres.
L’artiste nous a montré de nombreuses œuvres, analysant le trait, le dessin, la composition ; les dessins incluant ou non ce qui est autour de la fenêtre ; faisant figurer ou non des personnages, des animaux ; l’intime et l’universel qui se côtoient. Ainsi que la mise en abyme (étant donné que le tableau est déjà une fenêtre).
Peut-on parler d’un « portrait de soi-même en fenêtre » ?
« Il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. » (Victor Hugo)

Je ne m’attarderai pas sur la présentation de l’APA. J’ai rappelé les circonstances de la création du blog temporaire Vivre confinés, en mars 2020, ouvert à toutes et tous, adhérents de l’association ou non, afin d’accueillir et de partager journaux et autres écritures durant cette étrange période du confinement – mais pas au-delà. L’expérience a donné lieu ensuite à la publication d’un Cahier de l’APA portant le même titre. Pierre Kobel a présenté le blog estampillé APA Grains de sel, à vocation pérenne celui-là. Il se veut un lieu de témoignages de nos vécus, de nos histoires, de rencontres humaines, de lieux traversés et de transmissions de nos lectures, des films, expositions, spectacles que nous avons appréciés, ainsi que de notre vie avec l’APA. En trois ans, il a déjà récolté une moisson de près de 800 contributions.

Enfin Rossana de Angelis (Université de Créteil) a traité du rôle des journaux de confinement pour « raconter l’individu et la société en temps de crise ». Co-auteur avec Sylvie Ducas et Agathe Cormier de l’étude Les écritures confinées (éd. Hermann), elle a constaté la « présence massive de l’écriture individuelle et collective » durant le premier confinement. Les exemples qu’elle a présentés sont tirés des journaux confinés d’écrivains, de philosophes, de journalistes et d’amateurs (étudiants). Elle a notamment évoqué les écrits de confinement de Leïla Slimani (avec un rappel de la polémique survenue à son sujet) et de Wajdi Mouawad (dont les textes sont encore en ligne sur le site du Théâtre de la Colline). Pour les philosophes, le journal Fata Morgana Web écrit par Felice Cimatti (en italien) et celui de Giorgio Agamben sur le site des éditions Quod libet.
Chez les journalistes (par exemple ceux des Inrocks, où « chaque jour un journaliste vous raconte sa journée confinée »), on observe souvent un passage du je vers le il/on ou même le nous.
Quant aux journaux d’amateurs, produits par des groupes d’étudiants, Rossana de Angelis a enquêté sur trois expériences, dans lesquelles elle distingue l’inclination vers les journaux intimes ou extimes, les motifs majeurs (fuite vers le numérique, enfermement, sentiment océanique, deuil et mort, indicible, passage du temps, « je est un autre ») et les pratiques d’écriture (exploitation de la bibliothèque disponible, détournement de lieux communs, jeux de mots). Elle présente également un corpus de journaux graphiques qui inclut des travaux particulièrement originaux dans le fond et dans la forme.

Au total, une journée très riche qui n’a certes pas épuisé les thématiques abordées mais a permis de lancer des pistes d’investigation stimulantes.