Les Intranquilles
Comment sait-on qu’un film est autobiographique ? C’est plus difficile que pour un livre. À moins que le réalisateur ait utilisé une voix off qui dit « je », on n’a pas de narrateur déclaré.
C’est la question (une des questions…) que je me suis posée en sortant de voir le film de Joachim Lafosse, Les Intranquilles. Ce titre, de l’aveu du cinéaste, ne se réfère pas au Livre de l’intranquillité de Pessoa, mais au récit autobiographique du peintre Gérard Garouste, L’Intranquille.
D’ailleurs le personnage principal du film, Damien (Damien Bonnard), est artiste peintre. C’est l’une des transformations que Joachim Lafosse a fait subir à sa propre histoire, puisque son film, a-t-il expliqué, s’inspire de son enfance entre un père photographe, maniaco-dépressif (bipolaire comme on dit aujourd’hui), et une mère luttant contre la maladie de son mari, dans l’espoir de préserver leur amour et le lien familial. L’autre changement étant de fondre deux enfants (Joachim a un frère jumeau) en un seul.
Depuis longtemps, Joachim Lafosse pensait à faire un film de cette histoire de famille. « Dès ma première année d’école de cinéma, expose-t-il à Télérama (22 septembre 2021), j’avais écrit que je voulais raconter ce qui se passe dans l’entourage d’un psychotique, à travers le regard de sa femme et de son enfant. » Le film se concentre donc sur les trois personnages centraux : Damien, sa femme Leila (Leila Bekhti), leur fils Amine (Gariel Merz Chammah) âgé de neuf ou dix ans. Leur vie quotidienne est une succession de montagnes russes, au rythme des humeurs du père, tantôt hyperactif et surexcité, tantôt plongé dans la torpeur quand il consent à prendre son traitement au lithium.
On découvre l’ampleur du problème dès la première scène, quand au bord de la mer, au cours d’une promenade en canot à moteur, Damien plonge subitement pour rentrer à la nage en disant à son fils de ramener le bateau au rivage. Le garçon s’en sort bien, mais l’inquiétude de la mère est palpable. Par la suite, plusieurs séquences montreront comment le petit Amine, tout en ayant des réactions d’enfant, souvent perplexe, parfois agressif, a pris la mesure de la maladie de son père, a compris prématurément qu’il convient d’être sur ses gardes, avertit sa mère de situations qui risquent de déraper.
Ce n’est pas l’amour qui manque dans cette famille, il circule entre les époux et vers leur enfant, mais Leila s’épuise à la tâche, à force de soutenir Damien et de ne plus vivre qu’en fonction de sa maladie, qui rétrécit son horizon. Dans la vraie vie, il semble que le père de Joachim Lafosse ait réussi à vivre mieux, mais quand le film s’achève, il ne reste guère d’espoir : « Je peux te promettre d’être vigilant, mais je ne peux pas te promettre de guérir », dit Damien à Leila. « Le film inflexible de Lafosse est au cinéma ce que le bréviaire lapidaire de Cioran est à la littérature : un précis de décomposition », écrit Jérôme Garcin dans le Nouvel Observateur (27 septembre 2021). C’est en tout cas un témoignage sur les limites de l’amour et du dévouement face au pouvoir de la maladie mentale.