Lettre à mon père
Leïla Sebbar adresse, à son père disparu, « cette lettre de l’autre côté de la vie ». Mais elle est navrée de ne pouvoir l’écrire que dans la « seconde langue » de son père, le français, car elle ne sait pas l’arabe. Et de cela, le regret la taraude : « mon pays natal, tu ne me l’as pas transmis en héritage ».
Ce silence du père, mort « en exil », en France, sans les rites funéraires musulmans, et qui toujours répondait à ses questions : « C’est trop tard, ma fille, c’est trop tard », elle essaye de le peupler de toute la vie qu’elle a connue pendant sa jeunesse en Algérie, de tout ce qui lui est resté de mystérieux. Alors, comme Ulysse sur le seuil des Enfers, elle convoque toutes les ombres qui pourraient répondre à ses interrogations. Il y a l’Algérie charnelle, contenue dans certains noms de villages – Ténès, Aflou… dans les odeurs dont le souvenir la charme : celle des gâteaux, du mouton rôti, celle du figuier aussi, qui, à Paris, la plonge dans la maison d’école à Hennaya.
Les voix des femmes arabes l’émeuvent, mais en même temps réveillent la brûlure de ne pas savoir leur langue. Elle a recueilli un trésor de cartes postales et de photographies où l’on découvre le père entouré de sa famille, ou de collègues enseignants, d’autres aussi que les Français devaient trouver pittoresques, mais humiliantes pour les femmes représentées. Elle pense à tous les écrivains qui ont su parler de son pays natal : Camus, J.Sénac, J.Pelegri, Mouloud Ferraoun, et bien d’autres : « J’ai lu combien de livres pour approcher, en vain, ton peuple et ton Dieu », dit-elle à son père.
Car l’énigme reste profonde : Leïla sait peu de sa grand-mère turque qui a épousé un arabe, rien de cet oncle qui est allé en pèlerinage à la Mecque. Elle sait ce qu’avait de périlleux la vie quotidienne pour un instituteur arabe porteur des valeurs de la République, comme quelques autres, qui ont été des « missionnaires laïcs » et dont, plus tard, elle a retrouvé les traces dans le souvenir d’anciens élèves. Ce père a été emprisonné à Orléansville, et, cependant, il croyait au rapprochement franco-musulman. Il croyait aussi à l’égalité des sexes…
C’était un humaniste. « Mon père est, pour toujours, à la droite de Dieu » dit sa fille. Mais l’admiration n’empêche pas que Leïla soit submergée par cette certitude : « J’ai compris, brutalement, que je serais, irrémédiablement séparée, de terre, de langue, de corps, étrangère pour toujours ». Une femme, une seule, a su concilier l’inconciliable : Isabelle Eberhardt, qui, venue d’Europe, a aimé la terre, la langue, les hommes, de ce pays et a incarné, brièvement, cette harmonie impossible.