Sous le ciel d’Alice
Alice embarque. Et la voici, adossée au bastingage du bateau, écrivant une longue lettre qui n’est autre que le récit de sa vie sous le ciel qu’elle quitte, le ciel lumineux du Liban. Alice est Suisse. Bien des années plus tôt, nantie d’un diplôme de puériculture, elle a répondu à une demande de riches beyrouthins, ravie de quitter une famille, un pays où elle se sent oppressée et dans lequel elle compte bien ne jamais revenir.
Elle découvre un Beyrouth enchanteur, accueillant, multiethnique et multiculturel. Elle ne tarde pas à tomber amoureuse de Joseph, un jeune astrophysicien passionné, déterminé à faire du Liban une nation capable d’envoyer une fusée dans l’espace. Ils fondent une famille, ont une fille et c’est au travers de leurs yeux bienveillants que l’on perçoit leurs proches et la réalité libanaise. Mais peu à peu celle-ci change. La belle harmonie du pays en effet se délite. Au milieu des années 1970 les tensions deviennent conflit et bientôt guerre civile. D’abord éloigné le conflit se rapproche, gagne Beyrouth et s’impose même à ceux qui croyaient pouvoir s’y soustraire.
Les tirs d’abord lointains finissent par atteindre l’appartement familial et le laboratoire où Joseph bricole sa fusée, une frontière s’impose au cœur même de la ville. Dans une brève séquence grave et émouvante et qui contraste avec la légèreté que la réalisatrice a voulu donner par ailleurs à son film, Alice se jette à genoux et se lance dans une prière débridée adressée à tous les dieux de toutes les religions pour que son pays retrouve son harmonie passée. Le temps passe, la guerre s’éternise, la crise s’approfondit. Mais Alice reste. Sa propre fille devenue adulte va s’installer à Paris et l’incite à la rejoindre. Mais rien n’y fait d’abord. Et ce ne sera que plus tard encore, en dernière extrémité qu’Alice finira par se résoudre à repartir vers la Suisse, sans que Joseph ne la suive, sinon en rêve… Sur ce sujet grave (voire tragique si l’on songe à la situation dramatique du Liban aujourd’hui encore) la franco-libanaise Chloé Mazlo réussit un film doux-amer, plein d’allant, de malice et finalement de légèreté. Cela tient à ses deux principaux interprètes auxquels leurs airs rêveurs, leurs regards lunaires confèrent une sorte de grâce comme à l’introduction de quelques séquences animées pleine d’inventivité.
La réalisatrice, formé au Arts décoratifs de Strasbourg, est rompue à diverses techniques cinématographiques et d’animation, comme elle l’a montré dans les nombreux courts-métrages qu’elle a réalisés auparavant. Elle sait mêler avec fluidité dessins et papiers découpés, décors peints et « pixilation » (une technique d’animation en volume à partir d’images fixes).
Quoique utilisées ici avec parcimonie ces techniques créent des ruptures de tons et introduisent des bouffées de poésie visuelle qui sont autant d’enrichissement du récit. Le film est pour l’autrice l’occasion de se plonger pour elle-même dans ce Liban d’avant sa naissance et qu’elle n’a donc pas connu mais dont ses parents et grands-parents lui ont tant parlé. En retraçant le parcours et l’amour de sa grand-mère pour le pays du Cèdre elle approfondit sa propre quête identitaire.
Celle-ci était déjà au cœur du voyage qu’elle avait effectué vers ses racines libanaises au cours de l’été 2006. Elle l’avait raconté en y mêlant ses réflexions sur l’écriture intime et sur les divers modes d’expression de soi entre écriture, dessin, animation, dans son récit Deyrouth , déposé à l’APA et dont elle a ensuite tiré un court métrage éponyme. Elle a eu l’occasion de présenter la genèse et les techniques de ce film lors de la Table ronde que l’APA avait consacré au cinéma en 2013 ainsi que dans le numéro 63 de La Faute à Rousseau. Ce film a donné lieu à une autre note de lecture, écrite par Madeleine Rebaudières, que l’on trouvera sur le blog de l’APA ici.