Laure Murat : Proust, roman familial

mardi 13 février 2024, par Annie Rambion

Robert Laffont, 2023

Ce « roman familial » est un écrit autobiographique très remarquable, à plus d’un titre. A partir d’un détail déclencheur, regardé comme une révélation dans la série Downton Abbey, Laure Murat déroule son histoire personnelle, celle de ses parents, des lieux de son enfance, de son rapport intime avec Proust et la littérature, en une suite de chapitres développés comme des cercles séparés mais liés entre eux, engendrés par les ricochets de ses lignes directrices intérieures.

Son caractère singulier tient d’abord à la personnalité de son autrice. Elle est née « princesse Murat », descendante du grand homme. Noblesse d’Empire par son père, noblesse des Croisades par sa mère. Elle écrit aujourd’hui n’éprouver « ni fierté, ni honte » devant son arbre généalogique : « je ne crois, dans une existence à l’évidence socialement déterminée, ni à la loi du sang, ni à la fatalité d’un héritage envisagé comme un destin. Mon destin, on me l’a assez répété, était de me marier et d’avoir des enfants. Je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d’université aux États-Unis, je vote à gauche et je suis féministe. Pour le milieu d’où je viens, c’est excéder de beaucoup le délit de cumul des mandats. »

Ce milieu d’où elle vient et qu’elle nous raconte n’est certes pas ordinaire... Ses arrières-grands parents, leurs cousins et amis, sont les personnages aristocratiques de La recherche du temps perdu de Proust, leurs noms y sont écrits. Mais la proximité est plus profonde et troublante que cela. Lorsqu’elle lit à vingt ans La Recherche, elle se rend compte qu’elle a vécu son enfance et son adolescence dans le monde que décrivait Marcel Proust, un monde séparé du reste des humains, et qui s’évertue à ne pas changer, avec les mêmes règles implicites quand il s’agit de « paraître », chaque personne n’étant que l’incarnation d’un grand nom héréditaire qu’elle se doit de perpétuer. Aux questions de la jeune Laure qui depuis toujours a l’originalité de ne pas considérer ce monde comme allant de soi, la mère s’irrite et ne répond jamais. L’absence de relation véritable avec elle, jusqu’à la rupture définitive, est le drame jamais résolu, mais surmonté avec la consolation de Proust et de l’écriture.

« Proust m’a sauvée », dit-elle. En lui permettant de comprendre mieux ce qu’elle traversait, « l’exil intérieur vécu par celles et ceux qui s’écartent des normes sociales et sexuelles », pour assumer plus tard la rupture avec les siens. Cette aristocratie qu’elle décrit à son tour, désespérément vide et vaine, éloignée de toute culture, où ses parents, elle leur rend hommage, faisaient cependant exception : « ils lisaient, ils lisaient vraiment ». Elle nous fait aussi visiter, du côté paternel, le musée napoléonien entretenu dans l’Hôtel Murat, avec par exemple ce mouchoir taché du vrai sang de l’empereur. Du côté maternel, le lieu vaste et clos où elle passait ses vacances, dominant de sa hauteur féodale le territoire environnant, résumé parfaitement par l’adresse de son grand-père : Duc de Luynes, château de Luynes, Luynes.

Pour échapper à ce monde fermé, Marcel Proust, au-delà de l’ironie salutaire de son regard, lui a offert la richesse infinie de sa littérature. Elle en est devenue spécialiste, l’a enseigné avec bonheur aux États-Unis. Ce livre singulier est donc aussi un vibrant hommage à Proust et à son œuvre. Elle invite ceux qui n’osent pas lire La Recherche à s’y lancer. Quant à ceux qui l’ont déjà lue en entier, gageons qu’ils trouveront néanmoins des informations et des éclairages nouveaux dans les belles pages qui lui sont consacrées, sur la question de l’homosexualité et sur quelques autres.

Et que dire du ton particulier, de la qualité de l’écriture, sinon évoquer un mélange brillant de naturel, de modestie, d’émotion retenue, d’humour souvent jubilatoire dans la présentation de soi et des autres. Ainsi en tout cas ai-je lu ce livre ...

Note : On peut lire un autre écho de lecture de ce même ouvrage, sous la plume d’Isabelle Valeyre dans La Faute à Rousseau n°95 de février 2024, page 67.