Abel Ferrara : Tommaso

Comment coïncider avec soi-même

lundi 27 janvier 2020, par Élizabeth Legros Chapuis

Film, 2019

Il m’est venu à l’idée que le cinéma, plus que la littérature peut-être, autrement en tout cas, offre des espaces variés à l’expression autobiographique. Ceci après avoir vu le film d’Abel Ferrara, Tommaso. L’intention autobiographique n’y est pas exprimée par l’auteur, et c’est par des articles de presse que j’ai appris à quel point la composante autobiographique était importante dans ce film.

Le personnage principal, Tommaso donc, interprété par Willem Dafoe (remarquable) est un cinéaste américain, installé en Italie depuis plusieurs années. Il vit à Rome dans les beaux quartiers avec sa femme Nikki, qui est russe (ou moldave ?), beaucoup plus jeune que lui, et leur petite fille de trois ans, DeeDee. Ex alcoolique et ex toxicomane, Tommaso mène désormais une vie rangée ; il fait du yoga, donne des cours d’art dramatique, prend des leçons d’italien, emmène sa fille au jardin public. Il prend des notes en vue du scénario d’un prochain film. Il fréquente les Alcooliques Anonymes, avec qui il fête ses six ans de sobriété. Et c’est donc après avoir vu tout cela à l’écran que j’apprends l’étroite imbrication entre la fiction filmée et la vie du cinéaste : Ferrara fait jouer à sa femme et sa fille les rôles de la femme et la fille de Tommaso ; qui plus est, il tourne les scènes d’intérieur dans l’appartement que la famille occupe effectivement à Rome. D’autre part, le passé d’alcoolique et de toxicomane du réalisateur est de notoriété publique. La cause est entendue, Tommaso, c’est lui, ou c’est tout comme…

Est-il heureux dans cette vita nova, Tommaso ? Serein, certainement pas. Le couple ne marche pas très bien ; Tommaso accepte mal les désirs d’autonomie de sa femme ; de plus il est jaloux, à tort ou à raison, et tout cela l’amène à se comporter parfois avec violence. Envers elle, envers leur fille, il se montre ultra-protecteur. Le film nous fait partager certaines visions, fantasmes, hallucinations peut-être, qui lui traversent l’esprit, séquences morbides ou tragiques où son anxiété et sa paranoïa se donnent libre cours. Ses démons ne l’ont pas complètement abandonné. Le film se termine d’ailleurs sans que l’on sache s’il parviendra à les surmonter.

Qu’est-ce que cela nous dit de ce qui se passe dans la tête d’Abel Ferrara ? Je vais me lancer et donner mon avis, qui n’engage que moi. Son paysage intérieur personnel ne saurait évidemment être confondu avec celui de Tommaso, pour lequel des repères nous sont donnés par le film. Ce qu’il y a de plus intime peut se trouver dans l’espace intermédiaire, tantôt restreint, tantôt immense, entre Abel et Tommaso, entre le créateur et sa créature. Il se peut aussi que les deux coïncident sur un point donné, à un moment donné, mais pas le reste du temps. Conjectures…

« Les gens qui me connaissent vont peut-être me reconnaître dans ce personnage, mais il y a beaucoup de personnes qui vont voir le film sans que ça soit le cas. », dit Abel Ferrara dans une interview récente. Mais il n’est peut-être pas nécessaire de le connaître pour le reconnaître.