Abnousse Shalmani : Khomeiny, Sade et moi...

lundi 13 octobre 2014, par Bernard Massip

 Grasset, 2014.

Abnousse Shalmani est née dans une de ces familles bourgeoise et cultivée de Téhéran qui, d’abord partisane de la révolution, ont très vite déchanté lorsque s’est affirmée la dictature du « vieux en noir et blanc » et de ses barbus. Elle a ressenti avec une précocité et une intensité exceptionnelle les interdits que ceux-ci ont fait peser sur les femmes. Lorsqu’elle entre à l’école à six ans et qu’on lui faire porter le voile elle réagit avec virulence : à plusieurs reprises elle se met nue, au moment de quitter la classe, traverse ainsi la cour, poursuivie en vain par les femmes-corbeaux outrées, empêtrées dans leur tchador, et rejoint ainsi, dans un éclat de rire, l’automobile familiale qui l’attend à la sortie de l’école… De cette provocation initiale, elle fait la matrice et le symbole de sa future façon d’être et de combattre avec radicalité les préjugés sexistes des religions, le mépris général à l’égard des femmes et spécialement le déni de leur corps.

Exilée en France en 1985, elle trouve difficilement ses marques dans son pays d’adoption. L’école républicaine et les valeurs qu’elle affirme, la lecture, la découverte de l’histoire et de littérature sont ses planches de salut. Elle est vivement encouragée par son père pour qui toute lecture est bonne, même pour une toute jeune fille.

Elle perçoit à quel point est intériorisé, même parmi les femmes de sa famille, le statut d’infériorité des femmes et les interdits portés par les religions. Certes on ne porte pas le voile mais il persiste comme une sorte de voile intérieur, qui conduit à une culture de la discrétion et du murmure, à la peur de l’affirmation de soi, à la transmission aux enfants, notamment aux fils, de valeurs que l’on croit pourtant rejeter. Dès lors, oser inscrire le corps des femmes dans l’espace public lui paraitra, dans la continuité de son « cul nu » de petite fille, un combat essentiel.

Collégienne, elle tapisse sa chambre d’images de femmes dénudées - « c’est comme l’ail avec les vampires, ça fait fuir les barbus » - puis se prend d’admiration, et le dit, pour les courtisanes de la Belle-Epoque. Lycéenne, elle se passionne pour l’œuvre érotique de Pierre Louÿs puis, étudiante, s’enthousiasme pour les auteurs libertins du 18° siècle : elle voit, dans leur célébration conjointe de la puissance des corps et de la raison universaliste, le ferment des véritables révolutions.

En contrepoint du récit de ses propres apprentissages, elle analyse les développements sociopolitiques qui marquent la période. Elle se souvient avec émotion de la ferveur partagée de la France black-blanc-beur lors de la coupe du Monde 1998 et voit dans le fiasco de l’équipe nationale en 2010 un symbole fort de la régression du vivre ensemble dans la France de l’après 11 septembre et de l’après 21 avril. Elle se désespère des crispations identitaires et de la montée des communautarismes. Elle prend aussi conscience que, même dans le pays des Lumières et après tant de combats féministes, rien n’est jamais acquis et qu’il ne faut pas baisser la garde pour combattre des préjugés et des comportements qui persistent même chez les mieux disposés. Elle est atterrée de voir une de ses amies adopter le voile et prône pour sa part une lutte sans concessions pour l’affirmation de la laïcité et le refus du voile. Elle est choquée par la tiédeur et les discours empreints de mauvaise conscience de ses amis des milieux intellectuels parisiens sur ces questions.

Il y aurait de quoi désespérer. Elle ne s’y résout pas. Elle s’émerveille des actes ou des paroles, de rébellion, aussi isolées, aussi fragiles soient-elles, de toutes celles qui osent braver les interdits, que ce soit cette jeune égyptienne qui poste une photo nue sur son compte Facebook ou Nedjma, cette écrivaine algérienne qui ose l’écriture érotique au Maghreb.

Et c’est pourquoi, aussi, elle même écrit. Tant qu’il y aura la parole et tant qu’il y aura des lecteurs, rien n’est perdu. Elle sait que les mots et les livres sont des armes, et parmi les plus puissantes, contre les barbus en tous genres.