Agata Tuszynska : Exercices de la perte

lundi 21 décembre 2009, par Madeleine Rebaudières

Grasset, 2009

Après Une histoire familiale de la peur (Grasset, 2006) salué par Paul Auster comme « un livre capital, qui nous fait découvrir l’histoire des Juifs de Pologne sous un jour absolument inédit et insoupçonné », Agata Tuszynska écrit ce journal d’amour et de lutte, durant les mois vécus avec son mari Henryk Dasco, après le diagnostic de cancer du cerveau qui devait emporter ce dernier.

« J’ai toujours senti que je devais être prête, prête pour la perte… J’ai toujours su que viendrait le moment où je serais dépouillée de tout… Cela sonne de manière exotique. Joliment. Glioblastome multiforme, la plus féroce des tumeurs au cerveau. Elle tue en l’espace de quelques mois. Il n’y a pas eu de signes. Il n’y a pas eu d’avertissement. » Descriptions cliniques de la maladie, définitions des mots utilisés pour cette circonstance, des mots anglais car cela se passe à Toronto : « paliative patient, hospice, terminal illness , survival kills », le dernier lui fait penser au ghetto de Varsovie, dont sa mère à réchappé. Elle se tourne vers ceux qui ont étudié le processus psychique de la mort ou qui ont écrit sur le deuil comme Joan Didion, L’année de la pensée magique (Grasset 2007), « elle devait écrire pour comprendre ce qui lui était arrivé, ce qu’elle avait subi et pourquoi… ».

Méditation sur le monde des bien portants et celui des malades. « Vous allez vivre deux ans tout au plus ». « Pas de plainte. D’homme amant, protecteur, roi, il est devenu patient. Dépendant des autres – lui, le plus indépendant des hommes… Il règne sur son agonie, avec dignité il s’achemine vers l’inéluctable. D’un pas souverain. Il maîtrise…. Tout est comme avant et rien n’est comme avant. D’où nous vient la nécessité de transformer les épreuves en leçons ? Pourquoi une maladie mortelle réveille-t-elle un autre outrage enseveli par le temps ? Des parents juifs, l’enfance à Varsovie. De tout cela tu te souviendras. Et de bien davantage… » de Mars 68 en particulier, l’événement qui a chassé Henryk de Pologne et a marqué profondément toute une génération de Juifs polonais.

Eux qui vivaient entre deux continents : Varsovie où elle travaillait, Toronto où il habitait, vont se retrouver dans la maison, envahie par les amis, la diaspora polonaise. « […] Danka […] a été nommée responsable en chef de la cuisine, sa poitrine de veau, ses langues de bœuf, ses rognons, H. s’en souvenait comme de l’incarnation de la maison et de la Pologne […] J’ai apprivoisé cette maison par la cuisine, par nos dîners entre amis, en polonais, en anglais, en russe, avec des poèmes en hors-d’œuvre et au dessert. » Encore un mot à explorer : « comforting food », la nourriture dont on se souvient depuis l’enfance. Le mot « kaddish » aussi.

Leurs auteurs favoris sont cités : Philip Roth, Tadeusz Konwicki, Singer, Jabès, Brodsky, Simonov et bien d’autres. De très nombreux amis entourent le couple, à Toronto et à Varsovie où Henryk a tenu à retourner. Réflexions sur l’écriture, la mémoire, les mots : « pendant neuf mois je les ai à peine effleurés, maintenant je sais qu’ils doivent me sauver. Je n’ai rien pour me venir en aide. Je ne sais rien. D’où l’injonction d’écrire, l’injonction car sans cela je me sens inutile et vaincue... Merci, maman, de m’avoir appris à placer les lettres et les mots. »

Une écriture remarquablement maîtrisée, des réflexions passionnantes sur le passé et le présent, une méditation profonde. Un livre fascinant.