Akira Mizubayashi : Une langue venue d’ailleurs

lundi 12 novembre 2012, par Geneviève Mazeau

Gallimard, 2011

A 18 ans, quand il entre à l’Université, Akira M. « arrive dans un paysage désenchanté, vide de mots, sans chair ni âme, inadéquats, décollés ». Il compare l’ambiance qui règne en 1970 au Japon à celle de notre mai 68, lequel fut selon lui, plus fécond en changements. Le français lui apparaît alors comme une planche de salut. Il va plonger dans la langue, s’immerger, l’incorporer, l’adopter, l’aimer, l’épouser... Il engrange, il assimile. Une véritable boulimie. Le vocabulaire utilisé est emprunté au registre de l’affect et du sensible. La langue française « le nourrit, l’éprouve, le blesse, le ravit, le transporte ; il prend un plaisir physique à réciter un texte. Il veut habiter le français, en faire un lieu de vie, son espace vital, son espace intime. C’est l’occasion de se remodeler ». Son choix est conforté par le texte d’un philosophe japonais parlant de l’expérience, qui est un engagement de toute l’existence.

L’expérience a une dimension sacrificielle, « elle exige un effort ascétique, sans concession ». Tout choix implique l’acceptation d’une perte. Texte fondateur en ce sens qu’il porte un message : Pour trouver sa parole, il faut « prendre des risques, s’engager totalement, savoir résister en pleine conscience »... Là où les mots sont à tout le monde, la parole est personnelle. La parole procède de l’expérience. C’est une sorte de révélation pour Akira qui nous explique qu’au Japon, dans les relations familiales ou conjugales, c’est la symbiose affective qui domine et exclut le dialogue. Le je et le tu sont perçus comme « destructeurs de la relation fusionnelle ». On comprend alors qu’entre les mots creux des discours des militants et les mots convenus échangés dans la sphère affective, il n’y a pas de place pour une parole personnelle. Or, c’est ce que le jeune homme recherche dans notre langue. Mais le choix de la langue n’est pas suffisant. A.M. a besoin de guides. Il se tourne vers le siècle des Lumières pour les trouver, ce sera Mozart et Rousseau, qui opèrent « la réconciliation heureuse entre l’être et le paraître ». Pas de clivage entre l’extérieur et l’intérieur, entre ce qui est dit et joué, entre ce qui est dit et écrit.

Après s’être plongé dans les eaux profondes, abyssales de la langue française et le temps passant, A.M. remarque ses résistances. « Tout en parlant français, je conserve en moi comme une cicatrice ineffaçable, l’écho et l’empreinte de l’être ensemble japonais ».

Ce qui résiste à l’effort, c’est finalement ce qui relève des échanges. Il nous livre quelques anecdotes qui nous amusent mais qu’il considère comme des blessures inguérissables. Cette butée sur ce qu’on peut appeler le noyau dur qui nous constitue, qui s’est formé durant l’enfance et qui perdure quoi que nous fassions, lui fait percevoir son attachement indéfectible à la culture japonaise. « La langue française ce n’est pas elle qui m’a nourri, ce n’est pas elle qui m’a élevé. C’est une grande maison que je contemple de l’extérieur...C’est quelque chose qui ne m’appartient pas ».

Ce constat marque un changement de position chez l’auteur, devenu plus nuancé. Changement dû sans doute à la maturité, il enseigne au Japon et est devenu père, ce qui lui confère la charge de transmettre. Simultanément transmettre le français aux étudiants japonais d’une part, et transmettre le japonais à sa fille d’autre part, exige de clarifier ses positions au regard de son héritage et de ses acquis culturels, de se situer.

Il revient à un juste milieu, en faisant la part entre ce qui lui a été donné et ce qu’il a choisi, entre ce qui lui appartient (ses souvenirs d’enfance liés à sa famille et à sa culture) et ce qu’il a adopté, (la langue française, langue porteuse de son désir, de ses élans). La langue venue d’ailleurs lui a ouvert l’accès à son propre langage, c’est-à-dire « à une pensée délivrée de toute pesanteur tutélaire », qui n’a été ni trahison, ni tradition, mais traduction.

La quête d’Akira Mizubayashi a abouti à « une réconciliation heureuse ».