Alain Baczynsky : Regardez il va peut-être se passer quelque chose...

mercredi 9 mai 2012, par Véronique Montémont

Textuel, 2012

De 1979 à 1982, Alain Baczynsky, artiste belgo-israélien, suit une psychanalyse à Paris. Après chaque séance, il se rend dans un photomaton et prend une photo de lui. Datés, ces clichés sont ensuite commentés, de manière plus ou moins laconique, au dos de l’image. Leur rassemblement sous forme de collection chronologique, dans l’ouvrage intitulé Regardez, il va peut-être se passer quelque chose donne donc à voir un double journal : celui d’une analyse et de l’homme qui la vit, en même temps que la genèse d’une construction artistique.

On notera d’abord la richesse émotionnelle des différentes expressions de Baczynsky sur les premières photos, souvent empreintes de colère ou de tristesse ; il n’est pas rare que les yeux soient encore rouges des larmes versées en séance, thème récurrent des commentaires (« Jeudi 6 décembre 79. 45 minutes de sanglots. Des heures plus tard, les yeux sont de sel »). Mais très vite, l’artiste exploite les possibilités du rectangle du photomaton, dans une manière que le préfacier, Clément Chéroux, rapproche de celle des Surréalistes. Au visage nu, Baczynsky ajoute rapidement les grimaces, les mises en scène : poings en avant, bouche ouverte pour figurer le cri (« éjaculation orale »), lèvres closes pour matérialiser le silence. Dans les moments critiques, en 1981 notamment, il se dérobe à l’image, se métonymise, préférant photographier de manière répétée le rideau muet, le blanc, ou uniquement ses vêtements à hauteur de son torse (« Je n’apparais plus sur les photos. La seule trace est le texte »).

Ces brefs textes, justement, griffonnés au dos des images, d’une écriture tantôt heurtée, tantôt maculée de larmes, sont ce qui donnent à l’ensemble son unité en même temps que son caractère saisissant. Révélant, au sens littéral, l’envers du décor, limités par un espace restreint d’écriture, ils sont le reflet, une séance après l’autre, d’une intense souffrance, tissée de motifs récurrents. La judéité, tout d’abord : le 11 octobre 79, au dos de la photo d’un visage fermé, « je suis Juif, ça veut dire quoi ? » ; deux mains photographiées croisées sur le ventre, comparées à l’« ultime geste de pudeur dérisoire des femmes d’Auschwitz ». Puis la sexualité, entre les prénoms des femmes aimées, la pensée du sexe et de sa violence insatisfaisante, et un « fuck your mother »… qui accompagne la photo d’une braguette entrouverte.

La haine de soi jaillit sporadiquement des phrases (« naître comme une merde / naître comme Alain Backzynsky »), le désir de mort également, traduit par la photo d’une épaule qui se tourne (légendée « Adieux ») ou par une image rayée, dont l’emplacement de la bouche à été gratté avec une rage méthodique, Le tout voisine avec des traits d’humour paradoxaux, comme « L’inspecteur enquête toujours », où l’éponyme « Regardez, il va peut-être se passer quelque chose ». À partir de fin 1980, les notations écrites vont se densifier pour former un véritable journal : tantôt lettres adressées au thérapeute (« En vous retrouvant, je plonge dans les larmes »), réflexions sur l’analyse elle-même et son cours tempétueux, sur les relations aux femmes. À ce moment, les images se vident, comme si la langue avait atteint un point d’intensité et de douleur que le visage ne suffisait plus à contenir ; puis le texte disparaît lui aussi, dissous dans l’ « incapacité de rien écrire », refermant pour nous cette surprenante intrusion au plus intime de la vie d’un homme.

Mais autant qu’un patient, dans cette entreprise, Baczynsky aura été un artiste, qui a trouvé avec les photos une manière de tendre un fil narratif au milieu de la grande déliaison intérieure qu’il a affrontée plusieurs fois pas semaine pendant trois ans. Et c’est pour cette raison que sa traversée douloureuse, ironique et touchante, reste capable, dans l’alternance des images élaborées et des textes à vif qui les escortent, de nous raconter une histoire.