Andreï Makine : Le pays du lieutenant Schreiber

mardi 15 mai 2018, par Alice Bséréni

Grasset, 2014

Il se présente ainsi dans une lettre à l’auteur en 2006 : « J’ai 88 ans, obtenu la médaille militaire à Dunkerque et 1940, débarqué le 16 août 1944 à la tête de mon peloton de chars à La Nartelle et terminé en Bavière à la frontière autrichienne, en mais 1945. Je suis aussi commandeur de la Légion d’honneur à titre militaire. Je suis petit-fils de juifs allemands immigrés en 1877, et fier de m’être battu pour mon beau pays. »

Si Makine, académicien, auteur de Cette France qu’on oublie d’aimer , a tenu à lui consacrer un livre, c’est que cette vie atypique, héroïque, n’a d’égale que l’iniquité du sort que lui ont réservé Vichy et l’occupation. Engagé volontaire dans l’armée française dès l’âge de 21 ans, il s’est vu signifier en avril 1941 sa radiation de ce corps, une privation de ses médailles et ses décorations, en vertu de la loi du 3 octobre 1940, au motif qu’il était juif. Peu après, on le retrouve dans la Résistance. Il s’est réfugié en Espagne, y est déporté dans un camp franquiste, s’en échappe de justesse pour rejoindre l’Algérie, rencontrer De Gaulle et les forces libres. Il revient en France enfin pour la libérer avec les troupes américaines.

Si Makine, émigré russe, a voulu écrire son histoire, c’est qu’elle est représentative de tant d’autres destins d’immigrés assoiffés de justice mais aussi d’intégration qui se voient rejetés dans un même balancier d’amour / haine, d’adoption et rejet, dont il use au besoin et qu’il oublie aussi dans l’entreprise coloniale. Et l’on pense à ces tirailleurs sénégalais massacrés aux premières lignes face à l’ennemi, ou à ces engagés marocains ou algériens qui ont versé leur sang pour un pays qui n’était pas le leur et attendent encore la pension réservée à leurs frères d’armes.

Si ce petit-fils d’immigrés juifs vaut bien un livre, c’est qu’il est représentatif de tant d’autres vies qui frappent aux portes de ce pays, « patrie des droits humains » et des valeurs qu’il proclame et propage de par le monde et le temps : « liberté, égalité, fraternité », qu’il reste à compléter de son pendant féminin. Tant y ont cru et continuent d’y croire, attirés par cette irradiation comme les papillons par la lueur d’une bougie. C’est aussi en écho l’histoire de l’auteur qui mêle intimement l’histoire de cet être, la sienne propre, et des réflexions parfois acerbes et amères sur les politiques d’accueil d’un pays repu et d’un contemporain volage.

Histoire de migration, d’exode, d’exil, histoire d’intégration aussi, de volonté farouche de se fondre dans la chair du pays et de s’en faire aimer, peut-être, histoire de rejets successifs, de combats incessants pour déjouer le sort et démentir l’opprobre, celle, suprême, d’appartenir à une communauté toujours suspecte, à la judéité.

Une histoire de guerre, de résistance, d’obstination, dupliquée en d’autres guerres, celles des mots et l’écriture de ces mémoires qui se heurtent, elles, à la résistance farouche de l’occupant mercantile du tissu économique et social. Makine n’hésite pas à fustiger les entreprises de « décérébralisation » de nos contemporains, la « pipolisation » des centres d’intérêt, priorité au foot roi et ses aficionados « au vocabulaire de trente mots utilisés à contre sens » étalés sur des écrans qui matraquent les imaginaires et font office d’idéal et de modèle.

Le livre mort-né devient le motif de cet autre livre et se fait la doublure du héros dans une entreprise de réparation. Makine y brandit ses colères et enchaîne les coups de griffes à un système obtus, broyeur de vies et de désir, auto satisfait de ses limites, repu de ses oublis et de ses amnésies. Il retrouve ici une capacité d’indignation digne des recommandations de Stéphane Hessel autre témoin du siècle, dans son fascicule testamentaire, Indignez vous ! . L’auteur se fait tour à tour narrateur, compagnon d’armes, ami, frère et manager, passant du « tu » au « vous », du « il » au « nous », du « je » au « il », évoquant alternativement « Jean-Claude » et « le lieutenant Schreiber », l’individu singulier et le clan familial, le héros maltraité et les incohérences de la société. Il tisse et tricote habilement les ingrédients d’un récit qui apparente le livre à un roman auto biographique et se fait biographie d’un être d’exception.

Une histoire d’amitié où se mêlent l’estime et d’âpres réflexions sur l’ingratitude et les renoncements d’un siècle qui oublie ceux qui ont permis de faire vivre les valeurs qui le fondent. Un très beau livre enfin qui proclame la place fondatrice de l’écrivain et celle de l’écrit au cœur de la marche du monde. Un livre éminemment politique donc, profondément humain, bel éloge aux valeurs, aux actes et au courage de ceux qui ont marqué le siècle qui s’achève avec la vie du Lieutenant Schreiber.

Pourquoi cette chronique quatre ans après la parution du livre de Makine ? C’est que son héros, son personnage et son ami vient de s’éteindre à l’âge de cent ans. Né le 11 avril 1918, il nous a quitté le 11 avril 2018. Ils étaient réunis nombreux pour fêter avec lui son centième anniversaire autour d’un immense gâteau. Dix minutes après le franchissement de cette ligne centenaire, il expirait entouré de tous les siens. Il a été inhumé aux Invalides le 16 avril dernier, avec les honneurs dus à son titre et ses faits d’armes, et l’estime d’un pays qui lui doit tant et qu’il a aimé plus que tout, passionnément.

Les funérailles n’ont pas été tristes, tous souriaient à « cette belle mort », le clan Servan-Schreiber comme ses amis réunis pour ce dernier hommage et sa dernière performance.