Anne Barbusse : Moi la dormante et Les accouchantes nues

dimanche 6 novembre 2022, par Pierre Kobel

Unicité, 2021 et 2022

Anne Barbusse est née en 1969 à Clermont-Ferrand. Elle monte à Paris pour des études qui lui permettent d’obtenir une agrégation de lettres classiques. Après quelques années, elle quitte Paris pour un village du Gard, où elle est installée depuis 20 ans, ce qui lui permet d’être en accord avec ses convictions écologiques. Elle enseigne depuis une dizaine d’années le français langue étrangère aux adolescents migrants. En 2012, elle reprend des études à distance à l’université Paul Valéry de Montpellier, pour apprendre le grec moderne et obtient un master de traduction en littérature grecque moderne en 2017. Elle a traduit, en pleine crise grecque, l’œuvre inconnue en France de Takis Kalonaros.

Elle écrit depuis longtemps, mais n’envoie ses textes que depuis le premier confinement de 2020. 2004, Anne est sujette à une dépression et se retrouve en hôpital psychiatrique pour un long séjour. Elle tient durant cette période un journal psychiatrique composé de deux titres : Moi la dormante publié en 2021 et Les accouchantes nues en 2022. Mêlant prose et poésie, elle y fait le récit à la fois introspectif et descriptif d’un parcours heurté, d’un quotidien de souffrance psychique et d’épuisement physique, de l’univers de l’enfermement matériel et médicamenteux. « Le cahier d’écriture était alors devenu une urgence. Alors même que la dépression, dans son intensité, empêche souvent toute création et condamne au silence, le défi était de rendre compte d’un état limite au jour le jour dans l’immédiateté du vécu et non dans l’après-coup rétrospectif, et de s’arrimer aux mots, au texte, à la création, à ce qui restait, pour explorer les méandres de la pensée/du langage malade. Comme une écriture du désastre qui en soi conjure le désastre. » est-il écrit en 4e de couverture de Moi la dormante.

Elle revendique le mélange journal/poésie écrivant l’expérience dans son rendu chronologique et de telle manière que ce soit un témoignage sur le vif de son évolution personnelle par rapport à la maladie. Son écriture passe dans un même souffle de la prose aux vers, des vers au récit. Dans un entretien accordé à Clara Régy pour le site "terre à ciel", elle s’en explique ainsi : « Je voudrais écrire des “textes” avant tout et varier selon le propos. […] Chaque texte est ancré dans le temps et l’espace, et c’est ensuite qu’il peut ou non devenir intemporel. On ne peut pas parler en général. On doit intégrer des dates, des éléments de la modernité, parler de supermarché et d’internet même dans un texte lyrique. L’écriture est une expérience de réel complet, non tronqué, et pas seulement de mots. Le journal inscrit le poème dans ce réel. »

Elle poursuit dans cette voie avec Les accouchantes nues où elle s’attache à montrer le cheminement qui lui permet de revenir au monde entre doutes et hésitations. Elle s’y confronte aux autres malades dans un relationnel attentif et amoureux tout en poursuivant ce travail d’écriture dont elle dit que là « se joue comme un triple accouchement, celui de moi-même pour réparer ma propre mère défectueuse, celui de mon fils par césarienne (accouchement confisqué par les médecins et bras sanglés), et celui d’une écriture qui elle seule répare les deux premiers accouchements. S’enfanter comme on s’écrit. »

En sus de l’écriture poétique souvent publiée dans des revues en ligne et les travaux de traduction du grec, elle est aussi l’auteur d’un nouveau projet qui se réfère à son histoire personnelle, intitulé La non-mère.
la non-mère porte sa croix de suppliciée
elle s’assoit sur le bureau au sous-main de cuir
pour comparer les publicités de Mammouth ou Radar
[…]
sa mère est catholique pratiquante et la fille alors ourdira sa révolte
pute lui dit la non-mère fin du millénaire
les filles d’après 68 n’ont qu’à bien se tenir

Ces deux recueils ne sont pas sans rappeler La cloche de détresse le roman de Sylvia Plath à caractère autobiographique et le douloureux Journal de Belfort de Béatrice Douvre. Mais ce sont deux livres qui, outre le grand intérêt de leur forme et de l’univers qui y est décrit, disent avec vivacité combien l’écriture est un puissant remède aux maux, comment ils permettent de jouer avec la déraison de façon positive. Ses livres n’ont rien de pessimiste, si douloureux soient-ils, et Anne Barbusse sait y mettre l’énergie qui les conduit vers l’espoir. On en tire une leçon de courage et une réflexion sur l’apparente normalité de notre psyché.