Anne Miguet : Tu te rappelles, Papa

jeudi 14 mars 2013, par Élisabeth Cépède

Le Bon Albert, 2012

Anne Miguet, fille de deux professeurs de français-latin-grec, prend son père à témoin de toutes les richesses qu’elle a reçues de lui en un livre de souvenirs dont le titre Tu te rappelles, papa ? scande le récit en un leitmotiv obsessionnel.

Elle lui chante son amour en soixante-quatre scènes pleines de vie, amusantes, émouvantes qui ont marqué leur cheminement côte à côte. D’abord courtes, elles s’étoffent au fil des pages. Elles font surgir une famille unie autour d’un couple bien assorti. « Nous avions un peu peur de maman, toi papa tu nous faisais rire et rêver. » En effet, « un peu fou », ce papa « amuseur public », ce professeur qui disait « j’ai un faible pour les cancres ». Heureusement, l’épouse aimante, doublée d’une mère qui prépare une thèse sur Proust rétablit l’équilibre.

En faisant le portrait de son père, Anne Miguet écrit aussi son roman de formation. Elle a eu une enfance heureuse, passe en revue les saisons, les jeux, les fêtes. La maison de vacances à la campagne, coïncidence merveilleuse, s’appelle « les Elfes ». Dans la nature le père redevient ce qu’il est : un enfant. La conteuse revit les moments marquants auprès de ce père qui, orphelin à douze ans, sait la douleur de la séparation et se veut proche de ses enfants. Pieux, il dit le bénédicité avant le repas. Il est ce « papa hors-norme, toi qui désirais avec tant d’ardeur mystique pratiquer en toutes choses l’imitation de Jésus-Christ. » Les fêtes sont célébrées en famille, expliquées, Noël, en particulier, mérite 7 pages, ainsi que, dans un souci littéraire d’équilibre, la célébration du solstice d’été !

Enfance idyllique, donc, qui rend l’entrée dans l’adolescence difficile à accepter. « TU TE RAPPELLES, PAPA ? entre ta femme et toi se vivait un grand débat … » Rien moins de sept pages pour éclaircir « La question du féminisme », car maman lit Simone de Beauvoir ! Quelle voie prendre se demande alors la jeune fille qui fait part, rétrospectivement, de son trouble à son père et à tous ses lecteurs « Si je devenais une femme m’écrirais-tu encore des poèmes comme celui qui commençait ainsi Anne-grâce est ma fille ? Tu te rappelles, papa ? » Et Anne enchaîne : « TU TE RAPPELLES, PAPA ? ce temps de la pudeur qui succéda à celui de la radieuse enfance… »

Être une femme qu’est-ce ? Ses parents sentent que le temps est venu pour Anne de « quitter son père et sa mère ». Ils favorisent son « élan de fuite », sa réponse à « l’immense appel du dehors ». Une correspondance s’instaure entre les parents et leur fille séparés. « Alors se dessinait cette autre vie mystérieuse, infinie, qu’on pouvait mieux écrire que dire… » L’influence du père est revendiquée : « Ainsi peu à peu j’entrais, grâce à ton écriture, dans le vaste champ de l’Écriture et de la Lecture… » Et Anne commence sa formation littéraire poétique et philosophique.

Comme si Anne Miguet craignait de ne pas avoir fait un portrait assez élogieux de son père, elle le complète alors, en quelques scènes qui montrent l’étonnante richesse et l’originalité de sa personnalité. Le style se fait capricieux, balance entre urgence et crainte de faire une grande confidence. Et finalement l’auteur livre au grand jour la bouleversante expérience d’une nuit transfigurée passée dans le lit du père avec l’assentiment maternel et qui laisse aujourd’hui encore l’auteur éblouie.

Voici un témoignage d’amour filial audacieux. « L’amour fou » qui unit père et fille s’inscrit dans la tradition littéraire des romans de la Table ronde où l’amour humain mène à l’amour de Dieu.