Anne Noschis : Jeanne de Jussie

lundi 17 novembre 2014, par Bernard Massip

Slatkine, 2014

Genève, années 1530… La cité, après les principales villes de Suisse alémanique, bascule à son tour dans le camp des Réformés. Cela ne s’effectue pas sans trouble et certains ilots de résistance se manifestent, tout particulièrement dans la communauté des Clarisses du monastère de Bourg-de-Four.

Jeanne de Jussie, jeune religieuse née en 1503, ayant prononcé ses vœux en 1521, y occupe la fonction d’écrivaine, chargée de rédiger les correspondances et de tenir chronique de la vie de la communauté. Autour de 1540 elle rédige, à partir de notes et de brouillons de correspondances, un récit très construit des évènements du début des troubles de Genève en 1526 jusqu’à l’expulsion des sœurs en 1535 et leur départ vers la Savoie. Le récit se focalise plus spécialement sur les derniers mois, entre mars et septembre 1535, les plus cruciaux et les plus riches d’évènements dramatiques dans le couvent lui-même.

Ce document passionnant, connu sous le titre de Petite Chronique, rédigé en ancien français, traduit dans plusieurs langues européennes, n’avait jamais été adapté en français moderne. C’est désormais chose faite par les soins d’Anne Noschis qui de surcroit éclaire le texte d’un important appareil critique : elle présente en introduction le contexte sociopolitique, culturel et religieux de l’époque, puis donne en commentaire une analyse très fouillée du texte, de ses techniques littéraires, de ses contenus comme de ses possibles omissions ou silences.

Le récit de Jeanne de Jussie se lit avec un grand plaisir. Elle décrit avec vivacité, en utilisant une langue concrète et imagée, la vie au monastère, les évènements qui y surviennent dont elle est le témoin direct, comme également ceux qui se déroulent en ville ou même au-delà et qu’elle rapporte par ouï-dire. Elle croque avec verve les différents personnages qui sont bien individualisés dans leur personnalité comme dans leur apparence physique. Les dialogues tiennent une grande place et font de certains passages de savoureuses petites scènes de théâtre.

Les Réformés cherchent à convaincre les sœurs que la vraie foi ne saurait se vivre dans la clôture. « N’est-il pas dommage que plusieurs belles jeunes filles consument leur jeunesse dans l’oisiveté d’un cloître alors qu’elles pourraient être plus utiles à la société ? ». La jeune Blaisine est ainsi convaincue par sa sœur de quitter l’habit. Et la revoici quelque temps plus tard au couvent où elle vient réclamer sa dot et disputer avec la mère vicaire de la communauté, reprenant bien des accusations formulées par les « hérétiques ». Les plus jeunes sœurs, dont faisait partie Jeanne de Jussie, ont certainement été hésitantes et un moment tenté de franchir le pas. Le texte, écrit à posteriori et non sans une certaine volonté d’édification, ne pouvait certes en faire état. Mais Anne Noschis, dans son commentaire, repère avec finesse bien des indices laissant supposer les hésitations des jeunes moniales.

Jeanne de Jussie présente les évènements dont elle est protagoniste en parlant d’elle-même le plus souvent à la troisième personne. Mais le Je surgit aussi à de multiples reprises et à l’improviste, le basculement de la troisième à la première personne s’effectuant parfois au sein d’une même phrase. Il s’agit sans doute d’abord d’attester avec plus de force de la véracité des faits : c’est moi qui tiens cette chronique, j’y étais, je l’ai vu de mes propres yeux. Mais la première personne est aussi là pour donner à entendre les réflexions et les émotions personnelles et subjectives de la rédactrice, voire aussi pour l’aider à conserver pour elle-même ses souvenirs.

Ainsi, au-delà de la chronique qui se veut objective, témoignant pour l’histoire et pour l’édification des lecteurs de la résistance des Clarisses aux pressions des Réformés, c’est bien, au travers d’un processus d’écriture qui est aussi processus d’affirmation de soi, une voix personnelle qui se fraie un chemin et qui touchera particulièrement l’amateur d’autobiographie.