Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave : Une conversation

samedi 25 novembre 2023, par Yolande Le Gallo

Éditions EHESS, 140 pages, 2023

Ce texte court de 140 pages retranscrit la conversation entre l’écrivaine Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, et la sociologue universitaire Rose-Marie Lagrave . Elle a été enregistrée en 2021, complétée par des entretiens individuels. Elle est précédée d’une analyse comparative des parcours des deux femmes de même génération, issues d’un même milieu populaire qui ont pu dépasser leur condition sociale - et appelées « transfuges de classe ». Comment ces femmes aux parcours différents se sont-elles « émancipées » de leur milieu d’origine ? Qu’est-ce qui les rapproche et les différencie ?

Elles ne s’étaient pas rencontrées, ou seulement croisées, et ne se connaissaient qu’à travers la lecture des ouvrages autobiographiques respectifs.

Féministes des années 1970 - 1980, certains livres ont été fondateurs pour leur travail comme : Le deuxième sexe (Simone de Beauvoir, 1949) pour toutes deux, Elise ou la vraie vie (Claire Etcherelli, 1967) renforce les convictions anticolonialistes de R.M. Lagrave. Les textes de Virginia Woolf sont décisifs pour l’écrivaine A. Ernaux, les féministes américaines renforcent l’engagement de R.M. Lagrave. Leur réflexion a été nourrie par le travail du sociologue Pierre Bourdieu (La domination masculine, 1998) et de l’anthropologue Françoise Héritier (Masculin/Feminin, 1996). Ont compté aussi les historiennes Arlette Farge et Michelle Perrot qui intègrent la dimension sociale : la domination sociale fait accepter la domination sexiste. Il s’agit alors d’associer la classe et le genre – association dite « intersectionalité » si souvent mal vue - association difficile pour la sociologue R.M. Lagrave, contestée par certains chercheurs qui reprochent de privilégier le genre au détriment de la classe sociale.

Des éléments de leur vie personnelle participent de leur parcours d’émancipation. La mère d’A. Ernaux est une « alliée d’ascension » : c’est une femme qui lit, qui domine dans la famille. Elle se réjouit que sa fille écrive, elle qui aurait tant voulu le faire. Pour R.M. Lagrave, sa mère, femme au foyer, mère de onze enfants, au statut traditionnel, rend le monde des hommes désirable. Toutes les deux ont reçu une éducation catholique : famille dévote pour R.M. Lagrave, une pratique essentiellement féminine chez A. Ernaux ; école privée catholique pour toutes les eux. Les valeurs de ce milieu telles que les valeurs de partage se transforment en amour du prochain, se traduisent par un engagement politique, le soutien aux sans papiers. Dans le même temps l’éducation reçue fait peser le poids de la culpabilité sexuelle des filles, l’enferme dans l’idée de pureté que l’on attend des jeunes filles. Pour A. Ernaux, ce milieu lui fait ressentir la honte de l’indignité sociale du café tenu par ses parents dans la petite ville qu’elle habite.

A. Ernaux décide très tôt d’ « Écrire pour venger sa race ». Mais il faut travailler, s’occuper de sa famille, de ses enfants et trouver un peu de temps pour écrire. Elle est écartelée entre la vie ordinaire et une ambition qui n’appartient pas à sa « race ». Elle éprouve un sentiment d’illégitimité, sentiment qui est une constante chez les « transclasses », en dépit des consécrations respectives évidentes pour A. Ernaux et qui, pour R.M. Lagrave s’inscrit dans ses marques d’ascension sociale. Le tracé du transfuge n’est pas linéaire : enseignante au CNED pour A. Ernaux, travail dans un atelier d’abord puis salariée de l’EHESS pour R.M. Lagrave. Il faut continuer : la réussite est nécessaire pour les deux familles. Les transfuges ont besoin d’allié.e.s d’ascension : la mère, le père, un enseignant, un collectif ou quelqu’un de discret qui donne confiance. Pour R.M. Lagrave, le collectif a beaucoup compté – étudiantes, groupes de travail divers. Pour A. Ernaux, elle n’a pas été accompagnée en tant qu’autrice, en revanche les lectrices et les lecteurs, ceux qui travaillent autour des textes sont ses aidant.e.s.

Tandis qu’ A. Ernaux décline son autobiographie en de nombreux ouvrages, R.M. Lagrave n’en écrit qu’un seul de 430 pages. L’approche en est différente : Annie Ernaux en utilisant très vite le « je », plonge dans l’intime, c’est « un autre moi », dit-elle qui lui permet d’installer la distanciation nécessaire. De plus « il faut que ça sorte », « ça doit être dit ». A la différence de R.M. Lagrave qui s’est autocensurée, a fait l’impasse sur sa vie familiale, sa vie sexuelle et qui, en tant que sociologue, ne peut présenter « un cas particulier sans portée générale ». La mise à distance, A. Ernaux l’obtient en choisissant l’écriture plate, très critiquée par certains au point d’en nier la dimension littéraire. Dans la dernière partie de leur vie ces « deux vieilles privilégiées », selon l’expression d’A. Ernaux, se questionnent sur le vieillissement : « vieillir est une chance malgré la fatigue, le sommeil léger, la perte de force physique ». Avec une grande inégalité selon les classes sociales, « la (véritable) vieillesse est le moment où l’on n’est plus en capacité d’exercer sa liberté, son indépendance et son autonomie ». Et en tant que féministes, elles veulent en faire une période de jouissance et donner la liberté de choisir : après le droit à l’IVG, le droit à l’IVV (interruption volontaire de vie).

Féminisme, travail, force de l’écriture, engagement,… mais aussi allié.e.s d’ascension, illégitimité… voilà quelques mots qui accompagnent ces deux intellectuelles dans leur ascension réussie. Leurs parcours et leurs paroles incitent « à porter un regard sur sa propre trajectoire » et, ajoute Marie-Rose-Marie Lagrave, « on n’est pas seule ».