Annie Ernaux : L’atelier noir

lundi 9 janvier 2012, par Catherine Viollet

Éditions des Busclats, 2011

Avec L’atelier noir, Annie Ernaux nous offre son « journal d’écriture », rédigé au jour le jour durant vingt-cinq années (1982-2007), et dont chacune des entrées est soigneusement datée. Comme la camera obscura du peintre ou du photographe – cet instrument qui permet de projeter un rayon de lumière sur une surface –, L’atelier noir éclaire (presque) toute l’œuvre d’Annie Ernaux. Un geste rare, à la fois humble et audacieux, que celui de permettre aux lecteurs cette incursion dans l’« à-côté », l’« autre côté » de l’œuvre – ainsi qu’est défini dans l’introduction ce journal.

Travail d’atelier en effet, que ce creuset de la création, qui rend compte du cheminement obscur, comparé à celui d’une taupe, des « fouilles » tenaces au « déblayage », qui montre les traces de ce « corps à corps » avec la matière et la langue qu’est l’écriture, afin de tenter de « penser l’impensé » et de lui donner forme.

L’exploration ressasse les doutes et les alternatives, suivant différents parcours qui souvent se recoupent et achoppent au fil des ans sur les mêmes questions, lancinantes, essentielles : recherche de la juste distance (hésitations entre « je ou on », « je ou elle »), de la voix et du ton, du point de vue de l’énonciation.

Réflexions techniques dans la recherche d’une « écriture objective » qui, tout en gardant la part d’émotion et d’expérience sensible, se refuse à « mettre en scène », à « faire de la littérature ». À la recherche d’une méthode de travail, Annie Ernaux se confronte à différents modèles, livresques ou filmiques, qui seront pour la plupart écartés – ni Chateaubriand, ni Sartre. On mesure, au fil des pages, l’immense travail de relecture des notes prises pour chaque œuvre – surtout pour Les Années –, notes si volumineuses « qu’il faudrait un aimant pour tout ordonner », mais aussi les fréquents retours sur le journal d’écriture lui-même.

À la recherche d’une forme qui – loin des transpositions fictionnelles – supprime au maximum la distance « entre le souvenir, la représentation de la réalité et [s]a transcription », s’efforce de concilier et conjuguer modes personnel et impersonnel de la narration, Annie Ernaux cherche avec acharnement comment traduire ce qu’elle appelle l’« intériorité sociale » : il s’agit d’une autobiographie à la fois individuelle et sociale, tantôt « objective », « vide », ou « collective », exprimant la déchirure de classe.

De bout en bout, L’atelier noir est traversé par la longue et lente gestation de ce « roman total » que seront Les Années : « Une femme dans l’Histoire, et cette femme, c’est moi, comme dirait Rousseau ». Mais comment « saisir » ce qui fait la vie d’une femme, par une femme ? Les modèles manquent, de ces « lignes de vie »…
À travers les innombrables doutes, hésitations, pistes envisagées, si l’on ne voit pas se construire un récit comme à travers un ensemble de brouillons et d’avant-textes, on entend s’exprimer un ton unique, celui d’une expérience sensible : les questionnements d’une « conscience » face à l’acte d’écrire, qui tente de « [s]e tenir à l’extrême limite entre la vie et la littérature », et ne peut écrire « que dangereusement ».

L’atelier noir prend toute sa résonance si on le rapproche d’Écrire la vie (Quarto Gallimard, 2011) qui réunit en un volume douze titres d’Annie Ernaux, des Armoires vides (1974) aux Années (2008), accompagnés d’un ensemble de photos et d’extraits de journaux personnels de l’écrivain.