Annie Ernaux : L’Autre fille

mercredi 23 mars 2011, par Catherine Vautier-Péanne

NiL Editions, 2011

En achetant le dernier livre d’Annie Ernaux, au seul titre on pense au récit d’une rivalité entre deux filles, amoureuses du même. L’amour étant au cœur de son écriture l’exact envers du manque, toujours déjà là à la fin. Il n’en est rien et pourtant il s’agit bien en effet de cela, d’amour et de manque, mais il aura fallu un énorme détour, le parcours de toute une vie, pour mettre au jour le traumatisme auquel elle doit probablement la naissance de son écriture.

Elle raconte qu’un jour, à dix ans, elle a surpris sans le vouloir une conversation entre sa mère et une voisine, révélant l’existence d’une sœur morte à l’âge de six ans, trois avant sa propre naissance. La douleur immense de cette révélation l’a « ravie » au sens de Lol.V.Stein, la laissant hébétée de souffrance, de trahison et d’abandon, dans un désarroi psychique tel que l’autre fille, la première, celle d’avant, est aussitôt retournée se dissoudre dans les replis obscurs de son inconscient. Annie Ernaux dit des choses terribles, et on comprend qu’elle a payé le prix fort de sa survivance d’une mélancolie qui l’a poursuivie toute sa vie, coupable d’être là, vivante, à la place de l’autre. Elle dit que le seul souvenir qu’elle garde est une scène imaginaire, l’été de ses dix ans, où la morte et la sauvée se confondent. Sauvée, pour mieux se perdre dans l’écriture, cette écriture aussi blanche que la couleur des sentiments qu’elle nomme neutralité, au mieux, pour l’absente.

Il y a un avant et un après cette scène, l’Annie d’après ne sera plus jamais celle qu’elle était avant. Elle se souvient d’avoir dormi dans le même petit lit d’enfant, utilisé le même cartable que sa sœur. Elle s’en souvient aujourd’hui, à l’occasion de la proposition qui lui a été faite par Claire Debru, directrice de la collection « Les Affranchis » chez NiL Éditions : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite ».

Les vraies lettres étant adressées aux vivants, si le texte s’adresse à l’autre fille, en réalité la vraie destinataire n’est autre qu’elle-même. Pour trouver enfin peut-être le moyen de faire ce deuil impossible. Elle est retournée dans la maison natale, pour la première fois depuis 1945, le seul lieu où sa sœur et elle ont partagé quelque chose mais pas ensemble, leurs parents et le décor des premières années de leur vie. Un livre majeur, qui explique tous les autres.