Annie Ernaux : Les années

dimanche 9 octobre 2022, par Bernard Massip

Gallimard 2008 ; édition de poche, collection Folio, 2010.

Au moment où Annie Ernaux reçoit le prix Nobel de littérature nous avons souhaité revenir sur son livre, peut-être le plus magistral, Les années, en publiant en ligne l’article que nous lui avions consacré dans La Faute à Rousseau, n° 48, de juin 2008 .

La démarche d’écriture d’Annie Ernaux, puisant dans sa vie le matériau d’une œuvre littéraire de grande portée rencontre depuis longtemps l’intérêt des lecteurs de La Faute à Rousseau. Son dernier livre, Les Années , par l’ampleur du projet qui est à sa source comme par l’accueil qu’il reçoit de la part du public, mérite d’être marqué de façon particulière.

Elle cherche dans ce nouveau livre à raconter un destin de femme dans le siècle. Son objectif est de produire un texte « qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle », à partir « d’une immersion dans sa propre mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque » et « pour retrouver la mémoire collective dans une mémoire individuelle ». Elle y parvient brillamment.

Il s’agit d’un projet ancien, longuement mûri, toujours reporté mais pour lequel elle a accumulé les observations au cours des années. Elle passe au crible de sa conscience d’aujourd’hui un riche matériau de souvenirs mais aussi de notes, de journaux intimes, de photographies sur lesquels s’appuie sa mémoire subjective.

Elle restitue le fond de l’époque en l’évoquant à travers les mots ou tournures employés, des objets caractéristiques, des musiques, des films, des livres, des évènements, des idées qui ont marquées. Elle n’a pas besoin de longs discours parce qu’elle sait pour chacun des moments qu’elle évoque trouver l’élément qui fera signe dans la mémoire commune. Elle-même se place dans cet esprit du temps qu’à la fois, elle observe, auquel elle participe et qui la modèle. Elle parvient admirablement à l’intrication du personnel et du collectif grâce à ce va et vient constant entre elle-même dans sa subjectivité et les signes de l’époque.

Le temps coule en un flux continu, depuis sa naissance dans les années de guerre jusqu’à ce vingt et unième siècle déjà bien entamé lorsqu’elle achève son livre, balayant ainsi plus de soixante ans d’histoire individuelle et collective. Elle utilise de façon dominante tout au long du récit « l’imparfait continu » pour marquer cette coulée mais celle-ci s’interrompt parfois, fractionnée par des arrêts sur image, des « arrêts sur mémoire », rédigés au présent.

C’est le cas par exemple de ces pages récurrentes où elle observe et décrit avec attention des photos d’elle ou de brèves séquences de films d’amateur, elle concentre son regard sur le visage et le corps, sur les vêtements, sur le décor environnant et tente de faire surgir ce qu’ils peuvent avoir a lui dire au moment où elle écrit, traquant les traces du passage du temps entre les images successives. L’évocation des repas de famille scande de la même façon le récit. Ceux-ci lui permettent d’évoquer les personnes alors présentes et aujourd’hui disparues, les plats servis, les discussions tenues autour de la tablée et à travers elles de faire ressentir l’air du temps.

Elle parle d’elle-même à la troisième personne et non à la première. Elle confère par là à son personnage une valeur emblématique, c’est une femme de son temps qui s’exprime plus que la seule Annie Ernaux.

Elle réussit ainsi une sorte « d’autobiographie impersonnelle » qui pourrait se lire aussi comme une autre version des Mythologies de Barthes mais saisie au fil du temps qui passe et d’une conscience subjective. Son livre alors peut fonctionner pour les lecteurs comme une « plaque réfléchissante » : L’évocation des signes de l’époque fait surgir en chacun d’entre nous, par une sorte d’effet madeleine, certains de nos propres souvenirs qu’on croyait oubliés. Cette possibilité qu’elle donne à ses lecteurs d’investir le livre pour eux-mêmes est sans doute une des clés du succès qu’il rencontre.

&&&

La voici d’abord enfant de milieu modeste dans la France provinciale au sortir de la guerre, en un temps marqué par le manque et les restrictions. Peu à peu cependant la situation matérielle s’améliore : « le progrès était l’horizon des existences », « l’arrivée de plus en plus rapide des choses faisaient reculer le passé ». C’est, avant la publicité, le temps de la « réclame » et des quinzaines commerciales.

La société est fermée, l’horizon limité, les valeurs traditionnelles ne font pas question. « Ne pas croire serait une anomalie ». La sexualité notamment est le « grand soupçon de la société », placée dans le non-dit, dans ce « territoire informe, gluant, des choses innommables ». Les codes comportementaux sont figés. Il s’agit d’être « comme il faut » et de ne pas risquer de faire « mauvais genre ». « Les valeurs étaient lisibles dans le regard des autres sur soi ».

La poursuite de ses études au-delà de ce qui est habituel dans son milieu et ses lectures élargissent son propre horizon, lui faisant ressentir les marques de la différence sociale et la faisant rêver d’autre chose. Elle s’ennuie. « Monter en ville, rêver, se faire jouir et attendre, résumé possible d’une adolescence en province ».

Les expériences de monitrice de colonie de vacances et les années universitaires font accéder à « l’ivresse d’une mixité nouvelle ». Mais la sexualité reste clandestine et rudimentaire, toujours plombée par l’angoisse de la maternité non désirée. C’est ce qui se produit : « Un moment d’inattention suffisait et on se retrouvait mariés et bientôt parents ». Ainsi bascule-t-elle dans le statut attendu de mère de famille, celui qui apparaît encore comme le seul horizon souhaitable de la femme adulte. Elle fait désormais partie « des jeunes ménages » et accède à « la jouissance de la cellule refermée ».

Enseignante elle s’éloigne du monde qui était le sien et à l’égard duquel elle ne peut s’empêcher de ressentir une part de honte, qui s’accompagne de culpabilité. Les repas de famille ou les repas avec des collègues marquent à travers les différences dans les habitus sociaux cette césure qu’elle n’a cessé de ressentir tout au long de sa vie.

Mais des choses bougent dans la société. C’est mai 68, perçu de loin, mais qui va travailler en profondeur ses représentations et ses attentes. Chacun adapte 68 à sa propre réalité : « Selon l’âge, le métier et la classe sociale, les intérêts et les vieilles culpabilités, on accommodait la révolution à sa mesure ».

Peu à peu les impasses de sa vie de « femme gelée » lui apparaissent. Effet certes de l’air du temps sur elle-même mais aussi transformation de son regard à l’aune de son propre vieillissement, car est venu « ce moment où elle a saisi le sens terrible de la phrase : je n’ai qu’une vie ». Elle commence alors « à se penser en dehors du couple et de la famille ». Elle divorce et ressens ce temps désormais révolu du mariage comme une parenthèse, elle a l’impression de « reprendre son adolescence là où elle l’avait laissée ».

Dans la société les objets sont de plus en plus envahissants. Peu à peu « l’ordre marchand se resserrait, imposant ses rythmes », imposant « la dictature douce et heureuse des choses ». Politiquement c’est le temps des désillusions. Peu à peu « l’anomie gagnait ». « La réalité sociale était une rumeur faible, couverte par l’euphorie de la publicité, les sondages, la bourse ».

Ses enfants grandissent, deviennent adultes eux-mêmes et parents, ils portent avec eux des éléments de modernité dans lesquelles elle-même ne se retrouve pas forcément. La place dans l’échelle des générations change.

Sa vie s’inscrit dans l’obsession du temps qui passe et du vieillissement qui vient. A travers la relation avec un amant plus jeune elle tente de « s’arracher à sa génération », de s’approcher de « la sensation palimpseste », celle qui lui permettrait d’accéder à un temps d’elle-même où « présent et passé se superposent sans se confondre ». C’est sa propre recherche du Temps Perdu. Et c’est dans cette même perspective que le projet du livre si longtemps porté s’impose désormais avec urgence et finit par trouver sa tournure définitive. « C’est maintenant qu’elle doit mettre en forme par l’écriture son absence future ».

&&&

Une prégnante mélancolie irrigue tout ce livre écrit à l’ombre tutélaire de la mort et de la disparition. Le texte s’ouvre sur la phrase « toutes les images disparaîtront ». Il se clôt 250 pages plus loin sur l’affirmation de ce qui a en été le programme : « Sauver quelquechose du temps où l’on ne sera plus jamais ».

C’est une tentative désespérée et l’auteure le sait bien puisque en effet la mort est inévitable, l’effacement assuré, le passé ne reviendra pas. Mais c’est justement cette conscience tragique qui confère au livre sa grandeur, sa force émotionnelle et son caractère universel puisque tous nous sommes confrontés à cet inévitable de la condition humaine, à ce temps qui court et nous dévore.

Cependant l’écriture, le travail littéraire, cette plongée qu’Annie Ernaux effectue au fond d’elle-même pour traquer images et souvenirs, pour les faire remonter à sa conscience et les passer à la moulinette des mots est bienfaisante en elle même, elle lui permet des moments de grâce où elle accède à une sorte de communion avec le monde et le temps de l’histoire dans lequel sa propre vie individuelle est inscrite. C’est au travers des mots le retour de la « sensation palimpseste ».

Et puis, au-delà de ce qu’elle y gagne pour elle-même, il y a ce qu’elle nous offre à nous, ses lecteurs d’aujourd’hui et de demain. Car, oui, « toutes les images disparaîtront » de nos consciences individuelles » mais les évocations qu’elle a su en tirer persisteront dans le livre, offertes à la conscience des lecteurs futurs.

Défier le temps, c’est là toute la puissance de l’écriture et de la littérature.