Annie Ernaux : Mémoire de fille

samedi 8 octobre 2016, par Martine Bousquet

Éditions Gallimard, 2016

A noter : ce livre important et d’autres publications récentes d’Annie Ernaux font également l’objet d’un mini dossier avec des articles d’Elizabeth Legros-Chapuis, Véronique Leroux-Hugon et Laurence Santantonios, dans La Faute à Rousseau n° 73 parution mi-octobre 2016. A se procurer absolument.

Mémoire de fille est le récit, 55 ans après, d’un épisode de sa vie qui la hante, sur lequel elle a fait parfois allusion mais n’a jamais écrit : sa première « nuit d’amour » à 18 ans avec H. dans la colonie S. dans l’Orne. Événement dont elle disait en 2005 la stupeur : « Au sens exact du terme, je n’en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit. » Un récit de la colo de 58, sa « nuit d’amour », sans orgasme ni défloration et toutes les péripéties de cette relation auquel elle ajoute ses réflexions féministes : « Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c’est ainsi. » Rejetée par le moniteur chef, elle passe de lit en lit, subit les moqueries et les humiliations des autres moniteurs tout en continuant à participer aux activités du groupe. Elle décrit son état d’esprit, ses gaffes, ses ignorances, son désintérêt pour des évènements politiques (la guerre d’Algérie), son l’orgueil de l’expérience de la détention d’un savoir nouveau.

En 59, l’année suivante, elle rêve de retourner à la colo et s’y prépare pour reconquérir H. Mais elle est refusée. Elle fera à la place une colonie de filles avec pour totem Kala-Nag ou Kali, où elle se sent inapte, dépourvue de sentiments.

Au lycée Jeanne d’Arc à Rouen en terminale et au pensionnat où elle réside (toujours sensibles aux distinctions sociales) elle saisit dans son corps la réalité de ce qu’elle a vécu à S. : deux ans d’aménorrhée. Elle voulait continuer des études mais décide d’entrer à L’École normale d’institutrice qu’elle interprète comme une intégration sans révolte de sa place sociale, l’Éducation Nationale étant réservée aux enfants doués de paysans, d’ouvriers, ou de bistrotiers et retombe du côté de son père qui exulte quand il apprend la nouvelle. Elle réussit brillamment le concours et réactive la fille qui s’est engagée 10 ans dans un métier qui ne lui convenait pas. Quand l’institutrice dans la classe de laquelle elle fait un stage lui dit : « Vous n’avez pas la vocation, vous n’êtes pas faite pour être institutrice » (ce qui était vrai) elle reconnaît qu’elle a changé le cours de sa vie.

Elle renonce à l’enseignement primaire. Elle part en Angleterre au pair pour un an (faire la petite bonne comme lui dit son père). Une de ses amies R. la rejoint. Les filles de Londres, toutes deux boulimiques, n’apprennent pas l’anglais piquent dans les super marché. A son amie elle ne parle pas de la colo. Toute la mémoire de cette période est murée. Elle entre en fac à propédeutique de Rouen et peut alors réaliser les études supérieures qu’elle souhaitait.

J’ai retrouvé dans ce texte le style concis parfois cruel d’Annie Ernaux, ses descriptions de photos, la réutilisation de ses correspondances, des notes de son journal, d’expressions utilisées par les personnages, de chansons d’époque, d’analyses sociologiques, d’évènements historiques…

Mais bien plus que dans ses autres livres on trouve dès le début et tout au long du récit toutes sortes de questionnements sur le réel dans l’écriture, ce que c’est qu’être femme ou homme, la mémoire, le sens de l’existence… Elle annonce d’emblée comment elle va procéder en écrivant au Je et au elle. Elle écrit vouloir aller au bout de 1958 c’est à dire accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années sans rien lisser et sans « déconstruire » la fille qu’elle a été.

Elle se questionne : n’a-t-elle pas voulu écrire ce moment pour expérimenter les limites de l’écriture ? Doit-elle doit considérer la fille de S. avec le regard d’aujourd’hui ou adopter celui de la société de 58 qui juge la conduite de cette fille pitoyable ? Puis elle décide d’alterner les deux points de vue. Elle se demande comment nous sommes présents dans la vie des autres. Évoque dans des lettres écrites à une amie le fait que la philosophie qu’elle étudie réprouve la conduite de la fille de 58 lui fait honte, comme les moqueries et du mépris subit, ses désirs incessants et refoulés de nourriture (mot boulimie découvert 20 ans plus tard) et le fait d’être fille d’épicier.

Comme le dit Pierrette Epsztein : Annie Ernaux « travaille sur deux strates, celle du temps de l’expérience, celle du temps de la réflexion sur l’évènement en train de s’élaborer dans le texte, avec des étapes qui s’enchâssent et signalent des modifications, des trajets dans l’espace et dans l’évolution, physique, mentale, symbolique du personnage : le temps effectif vécu avec ses « couches multiples de temps » et, en parallèle, le temps conçu par l’écriture. Il s’agit pour elle de « produire l’effet que les évènements, les choses ont eu sur moi et cela avec le minimum de mots ».

Malgré ses doutes, malgré sa lucidité dans les limites des mots, Annie Ernaux semble dans chacun de ses livres, vouloir transmettre son optimisme dans le pouvoir de l’écriture, pour elle acte de survie, art de nous faire revisiter notre vie autrement, et surtout levier pour se poser des questions.