Antoine Compagnon : La classe de rhéto

vendredi 21 mars 2014, par René Rioul

Folio 2014, Gallimard, 2012

Ce garçon avait 15 ans et il faisait la rentrée au Prytanée de la Flèche en classe de première, que nulle part ailleurs on n’appelait plus rhétorique. Antoine Compagnon entreprend de raconter son année scolaire. Il ne se cache pas que dans ses souvenirs refaçonnés par la mémoire pendant près d’un demi-siècle, et encore altérés par l’écriture même, il est "incapable de démêler le vrai du faux". Mais il pourrait ajouter, comme Rousseau, qu’il n’a inventé que pour "remplir un vide occasionné par [s]on défaut de mémoire", et en tout cas jamais pour dire ce qu’il "savai[t] être faux". Et c’est d’autant plus important que : "Tout s’est joué durant cette année de rhéto. Du moins, je le crois […]. Je la terminai en pensant savoir qui j’étais et dans quel monde j’allais vivre." On ne triche pas avec ce qu’on estime être son histoire fondatrice.

Cette histoire est celle d’une crise, au sens étymologique du terme où la crise, plutôt que le point culminant d’une maladie, est le moment du jugement, qui départage, discrimine et décide. Après quoi, rien ne sera plus comme avant. Mais cette unique crise prend des visages multiples. Pour lui, qui vient de perdre sa mère, dont le père est nommé au loin, dont la fratrie s’est dispersée, c’est d’abord une crise affective. Les rares retrouvailles avec la famille seront décevantes, le lien a été brisé. C’est aussi une crise culturelle. Il revient des Etats-Unis où sa famille résidait. "J’étais élève, depuis plusieurs années, dans une école très libérale". Il découvre une société déconcertante, en France, et plus encore dans cette école militaire où, fils de général, il est inscrit par son père. Il y est soumis à la double contrainte de l’internat et de l’armée. Au "bahut", pas de bibliothèque comme il en a connu outre-Atlantique. Bien plus, il lui faut faire viser par l’autorité de l’Ecole les livres qu’il y introduit, au risque de se les voir confisquer : c’est ainsi qu’il "habille", pour éviter le scandale, Voyage au bout de la nuit d’une couverture d’un livre de Daniel-Rops !

C’est enfin une crise de vocation. "Après trois générations d’officiers, le moment était-il venu de faire une croix sur le métier des armes ?" En fait, dans cette institution, au mitan des années soixante, la crise est générale, elle touche l’encadrement aussi bien que les élèves. Le petit général binoclard qui vient leur expliquer que l’Armée, les guerres coloniales finies, n’a désormais plus besoin de baroudeurs, mais de techniciens, met le doigt sur la plaie.

Dès lors, rien ne va plus. Il y a quelques "fanas mili", d’une inquiétante rigidité, qui continuent sur leur lancée condamnée par l’histoire, comme Damiron. D’autres se réunissent autour du grand Crep’s : c’est la bande des Vilains Bonshommes, mal vus de la "strasse" (la direction). Naturellement, tous ces noms sont des pseudos. Le narrateur est anonyme, sauf que – coquetterie proustienne – il est appelé un jour par le haut-parleur : "L’élève Marcel est convoqué au poste de police pour communication téléphonique" ! Les incidents se multiplient. L’éclatement d’une fusée bricolée par un copain envoie le héros à l’hôpital. Un soir de véritable émeute, les "ñass" (les élèves) lancent sur un sergent-chef une chaussure à crampons qui l’ensanglante. Le grand Crep’s, devenu le meilleur ami du narrateur et son modèle, sombre dans un état de passivité proche de la folie. Il ne se défend même pas lorsqu’il est agressé sauvagement par Damiron, et doit être hospitalisé dans un service psychiatrique.

Des années plus tard, l’auteur rencontre régulièrement le grand Crep’s, qui a recouvré son équilibre et est devenu magistrat. Ils conviennent ensemble que leur relation passionnée tenait de l’amour, sans rien de sexuel cependant. On apprend que l’affreux Damiron a massacré sa femme et ses enfants. Il reste à Antoine Compagnon à nous raconter la suite de son itinéraire : comment on passe par Polytechnique pour accéder à une chaire de littérature française au Collège de France.