Antonio Altaribba/Kim : l’aile brisée

vendredi 6 mai 2016, par Gilles Alvarez

Denoël Graphic 2016

« Je suis le fils d’un anarchiste et d’une nonne », résumait Antonio Altarriba dans le journal El Pais en 2010, après la parution de l’ « auto »biographie consacrée à son père, L’Art de voler, traduite en France en 2011. L’accueil réservé à cette bande dessinée, que d’aucuns considèrent comme un chef-d’œuvre du genre, appelait, sinon une suite, le pendant à l’aventure d’un père héroïque se suicidant à 90 ans après avoir survécu à tous les drames de l’Espagne du XXe siècle. Avec L’Aile brisée, qui relate le destin émouvant de sa mère Petra, l’écrivain et scénariste rend hommage à une figure féminine « exemplaire » mais sans gloire, injustement oubliée par l’Histoire, comme tant d’autres. Son fils fait acte de réparation en restituant son existence. Il nous offre, en parallèle, un éclairage sur un destin national tragique qui devait marquer du sceau du malheur un peuple longtemps rural, dominé par l’influence d’une Église et d’une Armée exerçant impitoyablement leur pouvoir, notamment durant la période franquiste. Après un récit sur lequel planait l’idéal républicain, puis l’ombre de son écrasement à l’issue de la guerre civile, Altarriba, avec L’Aile brisée, amorce, sinon une impossible réconciliation, un rapprochement filial entre ses parents, entre les deux faces d’une même nation douloureusement meurtrie dans son âme.

Il ne faudrait pas faire à nouveau passer Petra au second plan, en mettant trop en regard l’extraordinaire parcours d’Antonio, dont L’Art de voler contait la destinée. Pourtant, il est bien sûr présent dans L’Aile brisée, le mari – comme le fils – passé à côté de celle qu’on aurait dite « une sainte femme » autrefois. Sa mère étant morte en couches, bébé elle avait eu un bras fracturé par son père en colère, et tous ignorèrent ce handicap caché qu’on ne découvrit qu’à sa mort ! Y compris Altarriba junior et Antonio qui l’avait répudiée comme une bigote se refusant à lui, tous méconnaissant ce que cette petite mère courage avait déjà enduré avec son bras paralysé de naissance. D’abord, une enfance auprès d’un père tyrannique, barbier et saltimbanque, égoïste, violent, alcoolique, puis devenu infirme, auquel elle se dévoua jusqu’à sa mort. Après les rudesses de la campagne (dont un ignominieux viol qu’elle tut), la ville, et une fonction de gouvernante chez un général, Juan Bautista, franquiste complotant pour le retour de la monarchie, assassiné (par Franco ?), Petra témoin des coulisses de la politique, mais toujours d’une discrétion à toute épreuve, « de confiance ». Elle se marie avec Antonio, lui donne un fils, toujours bonne avec tous – elle a de la religion – trouve la ressource de reloger sa petite famille, celle-ci ruinée, Antonio victime d’une escroquerie. C’est dans une cave à charbon, qu’elle aménage au mieux, que leur fils étudie (il deviendra professeur), tandis que son mari déprime et qu’elle aide toujours le voisinage. Et le temps passe, le couple se défait, vieillit. Petra que son époux, ne veut plus voir est placée, dans une institution religieuse, où « croyante comme elle est », elle doit être comme un poisson dans l’eau, estime son fils ! Certes, elle y rend service, chez des sœurs horribles. Mais Petra ne connaitra plus qu’un petit plaisir : la rencontre (très platonique) d’un certain Emilio, amoureux d’elle.

On est attendri par l’humilité et la dignité de cette femme de devoir, non reconnue à sa juste valeur par les siens. Dévouée, prude, pieuse, elle reste fidèle à elle-même, éduquée alors, dans un pays machiste, pour « toujours passer après », pour servir et s’effacer… Antonio Altarriba lui rend enfin justice, et le dessin de Kim, dont il s’est adjoint les talents, sert à nouveau admirablement le récit. Comme dans le précédent volume, le travail de restitution des éléments d’époque est extrêmement rigoureux. C’est de la belle ouvrage. Faut-il insister sur le choix narratif, le recours à la BD, analyser le genre « biographie familiale » à l’aune d’une recherche identitaire et autobiographique, historique, d’une création « à deux mains » ? Se laisser d’abord aller au bonheur de la lecture est le seul conseil à donner : on ne peut qu’apprécier un excellent livre.