Arnaud Genon : Les indices de l’oubli

samedi 28 décembre 2019, par Élizabeth Legros Chapuis

Les indices du souvenir

Souvent brefs, les livres d’Arnaud Genon sont intenses, concentrés. Ce dernier opus constitue à la fois une nouvelle pierre dans le mausolée que l’auteur dresse à sa mère, disparue prématurément alors qu’il n’avait que treize ans – il lui a déjà consacré un autre livre, Tu vivras toujours, en 2016 – et une réflexion sur le passage du temps, les fluctuations de l’identité de chacun et la construction des souvenirs.

« Le temps d’une photo, devenir le père de sa mère… » À l’origine des Indices de l’oubli, il y a d’abord un travail réalisé sur proposition de la plasticienne Alexandra Guillot, pour son site Le Chant des Matelots : L’absente.

Ensuite, raconte Arnaud Genon, « [je] décidai de compulser, avec Effie, ma fille de huit ans, de vieilles photographies représentant, à différents âges de sa vie, ma mère (sa grand-mère qu’elle n’a jamais connue) disparue en 1989 », dans le but de prolonger la réflexion sur « le rapport que j’entretenais à ces souvenirs » et à ces images : « sont-elles des souvenirs ou les indices de l’oubli ? » D’emblée, l’auteur souhaite établir une continuité entre les générations, entre la petite fille et sa grand-mère inconnue. Mais en fait, avoue-t-il, « je suis devant un puzzle où manquent quasiment toutes les pièces ». Alors il commence à rechercher des indices, des traces, à enquêter à partir des éléments d’identification parfois notés au dos des photos, parfois aussi mystérieux que les images elles-mêmes. Ainsi, peu à peu, « une narration s’élabore ». Il s’agit de tenter de faire parler les aïeux « à travers – et par-delà – les images qui les enferment », de déceler par exemple le regard de l’arrière-grand-mère qui renvoie au regard d’Arnaud Genon lui-même sur une photo de son adolescence.

Bien souvent, l’entreprise s’avère impossible. « Le champ des possibles est si grand qu’il m’échappe », constate l’auteur. « Les images du passé nous murmurent à l’oreille des secrets inaudibles ». Inaudibles ou cryptés, en tout cas indéchiffrables… Quelle peut être la vérité des images ? Souvent, pour les plus anciennes, on devine la pose, on imagine la scénarisation : « c’est la vérité du mensonge en cours de fabrication ».

« Pourquoi les photos ? » Arnaud Genon évoque « l’hypothèse de Guy de Maupassant », à partir d’une phrase relevée dans la nouvelle La Chevelure : la capture du temps perdu (on photographie pour « voler du temps au temps »), ou bien celle de Georges Perros : sauver quelque chose qui est menacé. Ou encore cette variation proustienne : « un pèlerinage dont la géographie est avant tout une temporalité ». Il se réfère également au livre de Hervé Guibert, L’Image fantôme, pour évoquer ces photos ratées qui « révèlent les failles, les accidents et les abandons ».

À l’évidence le rapport que l’auteur – comme la plupart de ses lecteurs sans doute – entretient avec les photos de famille est en effet à l’image de son rapport au temps. « Chaque photo est une bouteille lancée à la mer du temps ». Et les photos sont nécessairement anachroniques parce que « nous les lisons à la lumière du présent ».

Arnaud Genon raconte comment il a pu trier les photos, les disposer dans un album, un dimanche pluvieux ; comment, avec son grand-père, il a enterré dans le jardin une boite contenant des photos « apatrides », dont personne n’avait pu élucider l’origine. Il a aussi sélectionné trois photos prises avec sa mère, les plus belles par « leur naturel, leur spontanéité, l’absence de pose » – ce sont aussi les dernières où elle figure.

Au final, l’expérience photographique se révèle une épreuve métaphysique, et le sentiment dominant demeure celui de la perte. Mais devant le passé enfui, ou enfoui, les photos « sont parfois tout ce qu’il nous reste », en tout cas le matériau dont se font parfois les livres.

Arnaud Genon : Les indices de l’oubli, éd. La Reine Blanche, 2019, 112 p.
Préface de Marie Caraion