Asia Turgel : une vie, une voix.

lundi 21 mai 2018, par Christian Lejosne

Vivre et survivre, de Wilno (Vilnius) à Paris, de 1922 à aujourd’hui.
Témoignage recueilli par Muriel Chochois.
Tsafon, Revue d’études juives du Nord n°9 hors série, mars 2018

« Je suis Asia Turgel !!! », c’est ce que crie cette jeune femme de 22 ans lorsque, pour la première fois depuis des années, une dame l’a appelée par son nom. C’était en juillet 1945 dans un lieu d’hébergement pour des déportés juifs rescapés des camps de concentration. Asia Turgel venait de s’y installer après son arrivée en France, où elle avait dormi « dans un vrai lit avec des draps » pour la première fois depuis le 6 septembre 1941, jour où elle et sa famille furent contraints de quitter leur logement pour aller s’installer dans le ghetto de Wilno (Vilnius, actuelle capitale de la Lituanie).

Asia Turgel a aujourd’hui 96 ans et vit à Paris. L’historienne Muriel Chochois l’a rencontrée en 2009. Depuis, elles se sont retrouvées à de nombreuses reprises. Huit années de patientes rencontres qui donnent aujourd’hui lieu à la publication dans la revue Tsafon d’un ouvrage à deux voix, « un texte fait d’une trame, un fil de témoignage et un fil d’histoire qui s’entrelacent pour former un tissu d’amitié » comme l’écrit en postface le Rabbin Pauline Bebe. Ce document est le fruit de la rencontre entre deux femmes qui se respectent et apprennent à s’apprivoiser. « J’ai parlé... J’ai senti que vous me comprenez... Je n’ai pas parlé dans le vide » finit par dire Asia Turgel qui refuse encore l’idée que leurs échanges puissent un jour faire l’objet d’un ouvrage. « Qui s’intéressera à mon histoire ? Personne ne peut comprendre par où nous sommes passés. Qu’est-ce que cela veut dire de comprendre ? Notre détresse, notre malheur... Même moi, je ne comprends pas » dit-elle.

De sa famille avant le ghetto et la déportation, Asia Turgel ne conserve que trois photos qu’elle est parvenue à retrouver après la guerre. Des photos, pourtant, elle en avait emportées un sac en partant pour le ghetto avant d’être internée en camp de concentration. « Quand nous sommes arrivées au Block à Kaiserwald, on nous a dit de laisser tous les bagages. On entrait dans la douche par la porte, on ressortait par une autre. On nous donnait d’autres vêtements. On ne gardait que ses chaussures. Et je n’avais plus de papiers, ni de photos. C’était fini. Je n’avais plus de nom, plus d’âge. » Lorsqu’elle réussit à s’échapper, avec six autres filles, après le bombardement du camp de Magdebourg, une filiale de Buchenwald, elle trouva des papiers d’identité sans photo au nom de Marcelline Müller. C’est avec ce nom qu’elle obtint une carte de rapatriée à son arrivée en France. Peu après, elle rencontra celui qui devint son mari. Elle ne voulut pas se marier sous un faux nom... mais eut des difficultés à se rendre à la préfecture pour obtenir des papiers à sa véritable identité. Elle avait peur qu’on la renvoie dans un camp.

Dans son récit, Asia oscille entre vouloir se souvenir (« mon petit frère Moizesz est né un an et demi après moi... je ne me souviens pas de son visage ») et vouloir oublier (« il y a tant de choses dont je ne voudrais pas me souvenir »). Dans un article publié en janvier 1951 que la revue Esprit réédite ce mois-ci, Chris Marker relate la conversation qu’il eut avec un contrôleur de train allemand lui intimant l’ordre d’oublier ce qui s’était passé durant la seconde guerre mondiale. Chris Marker lui fit cette réponse : « C’est justement en n’oubliant rien, en nous souvenant ensemble des camps de concentration que nous arriverons peut-être à travailler ensemble à un monde sans camps de concentration. » Se souvenir ensemble, le récit de vie de Asia Turgel y contribue amplement...

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