Aurora Mardiganian : Apocalypse Arménie

L’incroyable histoire d’une jeune rescapée des grands massacres

dimanche 27 décembre 2020, par Alice Bséréni

Transcrit par H. L. Gates. Comité américain de secours aux Arméniens et aux Syriens, New-York, 1918. Traduit de l’anglais par Elodie Denis et Thomas Dilan, 2017. Édition Ararat 2019.

"Mon père n’est pas mort. Ma mère n’est pas morte. Mon frère et mes sœurs, mon oncle, ma tante et mon grand-père ne sont pas morts. Vous les avez peut-être tués. Mais ils sont bien vivants, au paradis. Et je vivrai avec eux. Et si jamais je devais cesser d’être fidèle à leur Dieu et au mien, je serais indigne d’eux. Je ne pourrai pas non plus vivre au paradis en me mariant avec un homme que je n’aime pas. Dieu n’aimerait pas cela. Faites ce que vous voulez".

Cela ne m’était encore jamais arrivé, de rester ainsi interdite, médusée, muette, après la dernière page d’un récit, celui d’Aurora Mardiganian, jeune arménienne de 17 ans rescapée du génocide perpétré à l’encontre des Arméniens de Turquie en 1915. Son témoignage parvient jusqu’à nous en 2019, plus de cent ans après qu’il ait été recueilli aux États-Unis. Le récit qu’elle en fait est terrifiant. On a beau le savoir, ces lignes terribles dépassent l’horreur et l’entendement, excèdent toute compréhension, privent de toute réaction autre que celle des larmes, de l’indignation, de l’impuissance. Aurora a vécu l’ensemble du calvaire, elle a vu sa famille assassinée, ses amis persécutés, subissant des conditions de vie et d’exode insupportables, successions de blessures, de vexations, de vols et de viols, de mariages forcés, de ventres dépecés, ceux des femmes enceintes, d’hommes décapités, de corps écartelés, crucifiés vivants dans la chaleur torride du désert ou le froid létal de l’hiver, harcelés par les nervis de l’armée turque, Kurdes ou Tcherkesses, tous repris de justice libérés pour la circonstance avec toute latitude pour lâcher les pulsions les plus sordides.

Quatre fois Aurora s’est évadée, sautant d’une falaise dans l’Euphrate, s’enfuyant du harem de chefs de clan aussi cruels qu’obtus, poignardant un officier turc au risque d’y rester, retrouvant miraculeusement sa mère et ses petits frère et sœur qu’elle verra bientôt assassinés sous ses yeux dans des souffrances indescriptibles, au cours d’un périple par montagnes et déserts de plusieurs mois sans vivres ni boisson…

Comme l’indique son éditeur "Aurora Mardiganian c’est à la fois « l’innocence d’Anne Frank et le réalisme de Primo Levi », portés par une force épique hors du commun… Aurora Mardiganian compte parmi les grands témoins de l’histoire de l’humanité et « Apocalypse Arménie » appartient à l’inconscient collectif mondial". Son témoignage accablant a l’intensité et la portée de tous ceux qui ont pris la plume pour transmettre l’horreur. Après avoir échappé par miracle à l’enfer, elle trouvera la force d’écrire pour alerter et pour contribuer à collecter des fonds pour sauver ce qui restait de son peuple. Une démarche et des initiatives probablement nécessaires pour mettre en oeuvre une résilience qui paraissait si peu concevable après tant d’horreurs vécues et partagées.

Ne cherchons pas dans ce récit l’empreinte d’un talent littéraire, malgré la culture évidente de la narratrice polyglotte et d’un milieu aisé. Il s’agit du récit oral d’une horreur, recueilli par ceux qui se sont donnés pour tâche de le transcrire avec les mots de toute la crudité du témoignage. Ils sont transmis en l’état, avec cet avertissement de l’éditeur : "Ce récit contient des scènes pouvant heurter la sensibilité du lecteur".

Le récit d’Aurora reste d’une brûlante actualité avec les guerres perpétrées en sol arménien du Haut-Karabagh par la Turquie et l’Azerbaïdjan en novembre 2020, comme si, cinq ans après la commémoration du centenaire du génocide, le travail d’extermination devait être repris et poursuivi. Une nouvelle et dramatique illustration des guerres de religions qui ensanglantent le monde depuis l’invention du monothéisme. Ce calvaire est loin de s’éteindre.

Et, en lisant ce récit, je revois encore les yeux aveugles de ma grand-mère paternelle arménienne, dont je faisais la connaissance à l’âge de huit ans, rescapée de ce même génocide et de ce même exode jusqu’à Alep en 1915. Autre ville martyre dont l’actualité toujours brûlante nous livre les images de décombres encore fumantes. Que cette chronique de lecture permette de diffuser les témoignages des désastres qui perdurent et se propagent, et se fasse un hommage modeste à la ténacité d’une jeune fille de 17 ans, grâce à laquelle nul ne pourra dire « On ne savait pas ».