Axel Hardivilliers : Chronique d’un journal fleuve 1995-2010

mardi 17 juin 2014, par Philippe Lejeune

Les Impressions Nouvelles, 2014

Voici le tome II d’un passionnant et vertigineux livre monstre.

Depuis des dizaines d’années, Axel Hardivilliers tient un journal de tous les aspects de sa vie : chaque jour une page (au moins) sur son cahier – trente-cinq mille pages déjà. De temps en temps, il se relit, faisant ce que Claude Mauriac appelait des « plongées ». Il relit un cahier ou une époque. Ou bien il plonge complètement et fait des relevés thématiques, isole la chaîne des pages concernant un même aspect de sa vie.

Les extraits, classés de 1995 à 2010, ne représentent, nous dit l’auteur, que 2 ou 3 % de l’original. Il nous propose donc ici, pour cette période, un choix des entrées concernant… son journal lui-même ou en général la pratique du journal. C’est une récidive : en 2001, un premier volume, intitulé Journal d’une graphomanie, nous proposait sur ce même sujet des extraits de 1980 à 1995. Gilles Alvarez en avait rendu compte dans La Faute à Rousseau n° 29 (février 2002).

C’est plus qu’une récidive puisqu’à la manière de Pessoa, Axel Hardivilliers a aussi publié, sous des pseudonymes différents, des volumes d’extraits concernant entre autres l’amour (Charles Chauranne,1999) ou le vieillissement (Antoine Vivaud, Senesco, 2006). Le vertige est tel que, pour qualifier ce tome II, il suffit de citer ce qui y est dit du tome I, au moment où, en 2001, l’auteur en relit les épreuves : « En tout cas je pense avoir créé un ouvrage qui, dans son étroite matière, est sans précédent et sans équivalent ». On pense au provocant préambule de Rousseau, mais l’auteur met les choses au point : « En m’installant dans le pseudonymat, j’ai voulu écarter aussi radicalement que possible les échos pervers qui entoureraient ce qu’on appelle aujourd’hui un coming out. Le texte doit vivre par lui-même » (27 juillet 2001).

Et ce texte vit de manière très conviviale. On a l’impression d’être accueilli dans un club, celui des passionnés du journal personnel. C’est le charme de ce genre de livre que de pouvoir se lire dans n’importe quel ordre : rien d’effrayant dans ces 600 et quelque pages, où nous « plongeons » à notre guise.

L’auteur réfléchit sur sa pratique du journal, ses supports, sa forme, son style, ses allures, ses fonctions psychologiques, ses relectures : les réflexions se recoupent, se répètent, se complètent, c’est une vraie encyclopédie. La plupart des diaristes sont des pratiquants occasionnels : ils vont pouvoir se comparer à ceux, plus rares, pour qui le journal est une hygiène ou une addiction, en tout cas un plaisir. Axel Hardivilliers est aussi un grand lecteur, de Montaigne à Cioran, il relit ses classiques, suit les nouveautés, découvre parfois plus prolixe que lui, comme le hongrois Miklos Szenkuthy, dont le journal inédit compterait « plusieurs centaines de milliers de pages ». Il commente aussi la littérature critique sur le sujet. Le livre comporte un index des noms propres, qui permet de circuler dans ses goûts et de les comparer aux nôtres : il aime peu les procédés de Claude Mauriac, se réjouit de la virtuosité de Jean-Benoît Puech, regrette que Renaud Camus écrive à l’ordinateur…

Le ton est celui de la méditation plutôt que du récit : « Ma vraie particularité de diariste consiste à placer mon plaisir non pas dans le stockage narratif de ce que j’ai fait, dit, rencontré, mais dans l’enregistrement réflexif des idées qui ont occupé ou traversé mon esprit, lequel est sans repos » (23 décembre 1995).

Il y aurait donc place, à côté de cet immense journal, pour une autobiographie : « Il me reste peut-être à me raconter dans des mémoires pour adosser tout ce que j’ai pris plaisir à penser à tout ce que j’ai pris plaisir à vivre » (24 décembre 1995). Ce serait « les deux piles d’un pont ». Mais « je n’éprouve aucun besoin de me justifier, de me décrire, de me rendre cohérent » (17 janvier 2001)…

Tant pis pour les ponts, laissons-nous emporter par le journal fleuve !