Barbara Cassin : Le bonheur, sa dent douce à la mort

jeudi 3 décembre 2020, par Geneviève Besse-Houdent

"Autobiographie philosophique", Fayard, août 2020, 252 p.

Dès l’enfance, la petite fille aux jambes ballantes, perchée sur un meuble, s’étonne que les adultes oublient qu’ils vont mourir : déjà un parfum de métaphysique. Et d’ailleurs son visage d’enfant peint par sa mère et qui figure sur la couverture du livre pourrait s’apparenter à un portrait du Fayoum au moment de flottaison entre la conscience de la vie encore tenace et le passage vers le néant, entre l’être et le non-être, si j’ose une reprise philosophique, peut-être approximative. Le grand arc de la vie qu’elle va raconter, regarder, retracer est prêt à se couvrir de teintes philosophiques qui éclaireront l’anecdote et le récit dans un maillage tantôt lâche tantôt serré, où les mots ont le dernier mot et les phrases le point final. Tout se joue au long de cette « autobiographie philosophique » dans une jonglerie libre, habile, inénarrable. À la fois chronologique et à contre-courant du temps, des cailloux ou des phares dans la mémoire plutôt que des madeleines, des leçons qui n’en sont pas et qui s’écartent du dogme, l’appel aux grands anciens, les présocratiques et les sophistes de préférence jusqu’à faire de la sophistique … une critique de l’ontologie, des fulgurances logiques et des sentiments personnels, des émotions serties dans la sincérité plutôt qu’arrimées à la Vérité.

On a compris que le portrait psychologique n’est pas son fort, plutôt la psychanalyse qui est passée par là, mais le chaudron de Freud est toujours troué et Lacan tergiverse sur l’équivoque : ce sont les poètes Char et Ponge qui sauvent la mise, même face à Heidegger, à la fin « un historien daté », Char prenant Barbara par surprise : de Fragonard à Doisneau, l’histoire du baiser à la dérobée. La poésie précisément joue la médiation entre la vie, le vécu et la philosophie. Comme la poésie, la philosophie de Barbara Cassin s’insinue et sinue entre les concepts grecs qu’elle livre à grandes rasades, les étymologies précises, solides comme des ancres dans tous les ports où sa vie accoste : kaloskagathos (bel et bon), pantoporos aporos (passer où il n’y a pas de passage), anagkhê stênai (il faut s’arrêter)… : des viatiques concoctés par l’érudition devenus des talismans de tous les jours, des échelles pour regarder les accidents comme les répétitions de la vie, les lignes de force constantes et les écarts : Barbara jurée d’assises, pédagogue d’enfants psychotiques, contributrice à la Commissions Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud.

Barbara, son prénom « bla bla bla », clé de sol d’une existence « derrière la frontière », une identité toute en variations, peintre comme sa mère, cavalière, juive, épouse, amante « au corps gai », maman lactans, amie chère, vendeuse de revues sur les marchés, l’or du CNRS, académicienne de surcroît. Des identités au destin, la biographie délaisse les lignes droites, les épisodes bifurquent. Tout est croisement. Le tri des souvenirs tient au double marqueur des mots et des émotions ; la biographie est d’ordre sémantique. Le logos arrive au secours, lui qui « performe ». Il dérive et se retrouve sur ses pieds. Tout comme l’écriture de l’autrice, déroutante à la première lecture, elliptique, dissociée, un maillon perdu, plusieurs chemins possibles, une poésie en marche avec ses ostracons épars, ses anacoluthes et ses syllepses. Ma première lecture au début fut "babelutiante". Puis au fur et à mesure, et à fortiori à la seconde lecture : on est réconcilié, embarqué, pris par la langue, ses brisées et ses échappées. Le corps s’en mêle, les inconnues affleurent au fond de soi, au fond d’elle. Qu’importe si un mystère persiste, il fera son chemin. Il trouvera sa traduction ou pas. Mais à coup sûr un chant d’amour.

Etienne, son mari, un être « autre », profondément bon, ses yeux verts qui l’attachent et appellent ses larmes et qui vont se fermer « la mer allée avec le soleil ». Rimbaud, « sa dent douce à la mort ». Comment la délicatesse des derniers jours, la tendresse intense entre eux, la tristesse et sa doublure de bonheur ont chassé tout pathos pour ne retenir que les gestes de l’amour. Ce n’est pas la moindre beauté de ce livre attachant, sa justesse essentielle, délivrée de tout regret. Un lac de reconnaissance où plonger son propre regard passé par le même vécu, à travers le rideau du deuil, pour apercevoir enfin l’enseigne du sophiste corinthien, spécialiste en « art du déchagrin ». Finalement l’amour, la grande histoire.