Catherine Poulain : Le grand marin

vendredi 21 décembre 2018, par Alice Bséréni

Ed. de l’Olivier, 2016, éd. Points, 2017

Un livre choc, un livre rude, rugueux, fougueux, taillé à la serpe, sauvage, vibrant, abrupte, décoiffant, secouant, d’une beauté à vous couper le souffle, comme il en est de ces paysages du bout du monde là où les éléments menacent à chaque vague d’engloutir les rafiots, les navires, les chalands, les humains, là où chaque geste est histoire de survie, chaque journée une négociation pour l’improbable lendemain, chaque nuit ou ce qu’il en reste une gageure où l’on s’abime terrassé de fatigue, où chaque bière peut être la dernière, chaque bouchée de riz brûlé et de poisson grillé l’ultime nutriment d’une vie qui peut basculer dans les flots, où la solidarité austère des marins est épreuve nécessaire et sans pitié, de même que les rivalités, là où les compétences s’acquièrent à coup de coups, de bleus, de blessures, d’efforts surhumains, de meurtrissures du corps comme de l’âme, là où la tâche absorbe jusqu’au dernier bastion d’une énergie bandée à exploser, là où le corps se bat avec les éléments glacés en une lutte sans merci, rongée aussi par les outrecuidances de rustres bien peu enclins à céder le confort précaire d’une couchette usurpée à la pêcheur novice, sans le moindre état d’âme. C’est l’aventure désopilante que se coltine Lili, dénommée « le moineau », lors de sa première nuit sur le Rebel où elle embarque dans l’île de Kodiak pour prendre part à la pêche à la morue, au flétan, au cabillaud et autres poissons des mers du grand nord, là où la terre se confond avec la mer, rencontre ses limites de bout du monde, après quoi il n’y a plus rien. Elle arrive de Manosque-les-Plateaux, qu’elle appelle « les-Couteaux », fuyant un drame dont on ne saura rien.

L’auteure sait, elle, ce que son personnage Lili va endurer au cours de plusieurs mois de pêches en conditions extrêmes, elle a été elle-même dix ans pêcheur en Alaska sur les bateaux qui traquent les gros poissons et les monstres de la mer. Le roman est pétri de ces matériaux autobiographiques qui en irriguent les fibres narratives, en nourrissent la trame et les intrigues, lestées du vocabulaire technique d’une langue étrangère propre aux gens de la mer, aux rudes pêcheurs du grand nord, celui d’un univers clos sur ses contraintes exclusives, ouvert sur le néant. Peu d’élus prétendent y accéder. C’est pourtant l’exploit titanesque que ce petit bout de femme de si peu de kilos et de si petite taille, toute en boule d’énergie, en détermination et en obstination a su et a pu pénétrer, forçant les portes et les murailles d’un monde d’hommes, d’une logique de l’extrême, du culte de la toute puissance musculaire, de l’univers des bières et du mauvais whisky, des bistrots enfumés, du regard vague des indiens dissouts dans les vapeurs des joints, des couchages plus que rudimentaires, du pop corn dont elle se gave. C’est dans ce monde austère et répulsif que sa féminité et son audace ont su s’infiltrer, s’imposer même jusqu’à se faire adopter. S’enchainent les épreuves quasi initiatiques, les brusqueries d’un monde nécessairement masculin, ses amitiés simples et violentes, immédiates, la vie sans fioriture réduite à l’essentiel, mais aussi les signes et les gestes d’une tendresse simple et désintéressée. Et se noue une histoire d’amour aussi rugueuse et sauvage et totale que les conditions extrêmes qui jettent les êtres à l’épreuve de leurs limites, des défis qu’ils se lancent, qu’ils tentent de tenir, y succombent parfois dans la quête d’un rêve qui donne sens à une vie et souvent la défait.

Le livre est écrit dans un style âpre et sobre de phrases courtes et incisives, brutales et farouches, comme les griffes du vent ou des paquets de mer qui claquent sur la peau et fait geler les doigts, les pieds, les moustaches et les bottes. En une écriture vive et sauvage s’enchainent les scènes d’une beauté parfois suffocante, d’une puissance à vous couper le souffle, comme ces paysages de fin du monde et d’un tout autre monde, les risques et les enjeux d’un univers sans pitié, tempéré par cette déclaration d’amour, analogue à une profession de foi, à la nature qui sait si bien réconcilier les êtres avec eux-mêmes quand elle se fait clémente et renait de l’hiver. Autre exploit que celui de l’écriture d’une aventure que peu d’auteurs ont osé, que peu de femmes ont engagé à ce point d’urgence vitale. Et l’on peut saluer le double exploit de l’auteure qui par ses engagements force l’admiration, la remercier aussi d’en avoir fait du texte pour la donner en partage. Autre générosité inouïe nourrie d’un merveilleux amour qu’elle a su ne pas (se) refuser et promet au lecteur la clémence d’une tendresse aussi totale et sauvage que les pages du livre.

Voir aussi l’article de S. Jouanny sur le même ouvrage, dans La Faute à Rousseau, n°73, octobre 2016, p. 49-50.