Cécile Reims : Tout ça n’a pas d’importance

mercredi 28 mai 2014, par Roseline Combroux

Le temps qu’il fait, 2014

Cécile Reims est née en 1927 en Lituanie. Elle arrive en France en 1933. Atteinte de tuberculose elle passe de longs mois en sanatorium. En 1951 elle rencontre Fred Deux dont l’œuvre, entièrement vouée à l’introspection, est construite à partir du dessin, de l’écriture et de la parole ; il a publié un cycle autobiographique sous le pseudonyme de Jean Douassot qu’ il a poursuivi sous son nom, le dernier Entrée de secours, Éditions Le temps qu’il fait, 2007. A partir de 1950 elle se consacre à la gravure au burin, outre ses œuvres personnelles, elle sera la véritable interprète de Hans Bellmer, Fred Deux et Léonor Fini. Plusieurs ouvrages sont consacrés à son travail mais on lui doit aussi des écrits autobiographiques, L’épure en 1963, Bagages perdus en 1986, Plus tard en 2002.

En 2010 elle publie Peut-être, une méditation sur le thème de la vieillesse qu’elle poursuit dans Tout ça n’a pas d importance. « J’ai entrouvert la porte derrière laquelle étaient parqués les mots et ils se précipitent comme une foule que l’on aurait enfermée. Affolés. […] Car le temps m’est compté. […] Le sentier est étroit. Se rétrécit. Le brouillard s’épaissit et s’accroît mon sentiment d’urgence. »

Dans un tissage subtil du passé et du présent nous cheminons avec elle dans les méandres de sa vie. Une vie rude marquée par le décès de sa mère à sa naissance, ses origines juives, un long et épuisant combat contre la maladie. Mais aussi une belle vie entièrement consacrée à l’art dans un intime partage avec Fred Deux, un lien indéfectible qui leur a permis de dépasser les plus dures épreuves.

Alors qu’aujourd’hui sa main droite l’a lâchée, « elle n’a conservé de force qu’au pouce et à l’index, ne m’accorde l’usage que d’un stylo. Le burin du graveur est plus exigeant ! », que Fred « avance en somnambule », elle « perpétue des gestes, en accord avec les saisons, mais le temps des commencements ordinaires ou grandioses est révolu sans que je puisse me dire qu’il est dépassé ».

« J’ai vécu, la vie ne m’a pas traversée » se dit-elle. Fred lui disait souvent : « Je crois avoir rempli mon contrat. Lui peut l’affirmer. Pleinement. Pour moi, je n’en suis pas aussi convaincue. J’ai fait ce que j’étais capable de faire, m’efforçant de toujours dépasser ce que j’avais atteint. Dans un seul domaine : la gravure. Alors que, si je n’avais pas rencontré F., j’aurais été un être éparpillé, toujours en quête d’autres voies, d’autres lieux prometteurs, sans fil d’Ariane. »

Tout au long de son récit on perçoit une femme puissante qui continue à affronter les écueils de la vie en toute lucidité. « … Je laisse tomber mes feuilles mortes […] (dit Fred). Si F. les perd sans se soucier de cette perte, il en est que je m’arrache à moi-même, alors qu’elles sont à peine flétries, qu’elles pourraient encore recevoir et transmettre le flux de la vie. […] Non seulement je ramasse ces feuilles : les siennes, les miennes, mais je les nettoie de leur poussière pour en faire ressortir l’éclat. Je maintiens en état les barreaux d’une confortable - et cependant détestable - prison. Je ne lâche pas prise ! Je résiste à la dissolution du temps présent, tout en ayant la certitude que, dans sa déraison, F. a raison. Absolument raison. »

Magnifique ce moment de partage et de vie : « - Écoute, ce sont les grues. J’avais cru avoir manqué leur passage, j’y avais vu un signe… viens, dépêche-toi, viens… Je tirai F., amorphe, de son siège et l’entraînai dehors. Les sons se firent cris rauques. Affluant du Sud, dessinant dans le ciel d’innombrables V qui se fondaient dans le lointain en une seule ligne ondulante avant de disparaître à l’horizon, se succédant continuellement, s’accompagnant […] Encore et encore. Jamais depuis que nous vivons ici, je n’avais remarqué sur le passage de leurs migrations une si longue affluence. Lorsqu il n’y eut plus aucun point noir dans le ciel et que s’éteignit, au loin, ce qui n’était plus qu’un murmure, nos têtes revinrent à leur position normale, douloureuses d’être restées si longtemps penchées en arrière, […] Un peu étourdis aussi l’ un et l’autre, nous appuyant l’un sur l’autre. Éperdus de tendresse et d’ admiration. C’est peut-être un bon signe, ai-je pensé sans le dire : les signes sont vite effarouchés. »