Cécile Vargaftig : En URSS avec Gide. Mon journal

dimanche 21 mars 2021, par Bernard Massip

Arthaud, 2021

C’est bien par la mention Mon journal que Cécile Vargaftig sous-titre son récit. On pourrait s’en étonner. Car Cécile est née en 1965 et les dates qui marquent chaque entrée du journal s’étirent du 20 décembre 1924 au 17 juin 1951, avec, intercalées, quelques entrées datées de 2018 et 2019. Il s’agit donc d’un journal de voyage dans le temps, le voyage qu’elle a effectué à la poursuite d’André Gide dans ses rapports changeants au communisme.

C’est au départ pour mieux comprendre les engagements et le destin de son père, Bernard Vargaftig (1928-2012), enseignant, poète, militant du parti communiste, que Cécile s’est engagée dans ce récit. C’est en 2009, après que celui-ci eu dû être hospitalisé sans retour en psychiatrie, qu’elle a commencé à réfléchir aux liens entre la folie de son père et la fiction communiste dans laquelle il avait longtemps vécu. Elle a le sentiment que le choix du PC fut d’abord pour lui celui d’une famille sécurisante contrastant avec sa famille biologique bousculée d’émigrés juifs russes et, plus profondément, une façon de regarder positivement l’avenir pour masquer le souvenir de la Shoah. Suivre au plus près le dessillement de l’illusion communiste chez Gide au cours de son voyage dans l’URSS stalinienne est pour elle une façon de mieux comprendre son père, de pouvoir le rencontrer à nouveau par-delà le mutisme que lui avait imposé la folie et par-delà la mort.

Les dates s’égrènent : 20 décembre 1924 : la motion du PCUS qui adopte le slogan du socialisme dans un seul pays, signe de l’ascendant pris par Staline sur la révolution russe ; 27 février 1932 : le jour où Gide se rallie au communisme ; 19 juin 1935 Le Grand Écrivain Français ouvre le Congrès international des écrivains, machine de guerre stalinienne dans la littérature ; 19 juin 1936 : Gide, tout juste arrivé en URSS, prononce un discours aux obsèques de Gorki ; été 1936 : Gide voyage en URSS tandis qu’en Espagne éclate la guerre civile ; 24 octobre 1936 : Gide a terminé son ouvrage Retour de l’URSS ; 17 juin 1951 : mort de Gide mais aussi, cette même année, entrée au PCF du jeune Bernard Vargaftig, âgé de 17 ans.
Chaque date choisie est pour l’auteure l’occasion de faire le récit des événements survenus à ce moment-là mais aussi de confier au travers de ses propres souvenirs d’enfance, de ses réflexions, de ses lectures, une part d’elle-même. « Descente en rappel au fond du puits de mon âme. Traversée des souvenirs. Chevauchée dans ma bibliothèque. Visite aux fantômes ».

Elle mène son enquête en s’appuyant sur de multiples témoignages, ceux de Gide au travers de son livre et d’extraits de son journal, mais aussi ceux de Louis Guilloux, d’Eugène Dabit ou de Jef Last, un ami néerlandais, et surtout de Pierre Herbart, jeune écrivain bisexuel de ses amis mais aussi membre de la famille gidienne puisque époux d’Élisabeth Van Rysselberghe, la fille de la Petite Dame.

Gide est un typique compagnon de route du communisme qui reconnait le caractère globalement positif du régime tout en ayant quelques réserves mineures. Il ne peut cependant être tout à fait dupe de dérives bien plus inquiétantes qui se cristallisent au cours de ces années-là. Pendant le voyage il devine parfaitement que ce qu’on lui montre n’est qu’un décor visant à masquer des réalités souvent dramatiques. Le tournant puritain du régime (Gorki en 1934, pour féliciter Staline de ses lois anti-homosexuels écrit : « Extirpez l’homosexualité, le fascisme disparaitra ») ne peut non plus laisser Gide indifférent. Mais au-delà il est d’autres ombres encore plus angoissantes. Pierre Herbart en particulier l’alerte. Présent en URSS dès 1935 il sent venir les purges et craint pour lui-même. Il insiste pour que le voyage de Gide s’effectue rapidement afin d’en profiter pour repartir avec lui.

L’année 1936 c’est, dans une Europe ou s’accumulent les périls, l’année du Front Populaire certes mais aussi l’année du pronunciamento franquiste et du début de la guerre d’Espagne. L’Union soviétique apporte son aide à la République mais en vérité il s’agit surtout, pour les agents du Guépéou, de liquider anarchistes et trotskistes. Herbart qui s’est rendu en Espagne en prend conscience et ne rejoint pas les Brigades Internationales comme il en avait l’intention.
Année terrible donc pour Gide et ses amis, « année qui a vu leurs illusions s’effondrer, leurs espoirs et leurs croyances se changer en horreurs grotesques, en farces morbides, quelle drôle de triste aventure. Il reste l’amitié, l’amour, la littérature ».
Retour de l’URSS est publié dès novembre 1936 et suscite d’emblée des réactions outrées. Aragon mène une violente campagne contre Gide et ses amis avant même la publication. Pour lui c’est Herbart le mauvais génie de Gide et il songe même un moment à le faire assassiner en Espagne. Guilloux qui collaborait au quotidien Ce Soir dirigé par Aragon se voit enjoint de faire un article à charge contre Gide. Il refuse et est évincé sans délai du journal. Mais Aragon c’est aussi l’homme qui a fait reconnaître Bernard Vargaftig comme poète en le soutenant et en le publiant…

Ainsi tout se mêle pour Cécile. Car elle-même, à distance, doit accomplir une forme de deuil. Enfant de communiste elle a baigné dans la culture du Parti, de Fêtes de l’Huma en voyages dans les pays de l’Est. La voici, accompagnant son père en Hongrie, s’extasiant de découvrir les aires de jeux pour enfants des pays socialistes alors qu’en Occident on en reste aux simples bacs à sable. Et au fond, pour elle, petite fille des années 70, c’est l’adoption par l’Ouest, par l’entremise d’abord des mairies communistes des banlieues ouvrières, de ces espaces de jeux qui symbolise et résume, un peu ironiquement, l’apport positif du modèle soviétique. La voici, adulte, en voyage en Russie post-soviétique, ne pouvant s’empêcher de lire les traces du passé, notamment, pour elle qui est homosexuelle, dans le domaine des mœurs, comme en réplique à ce qu’a pu ressentir Gide. Ou encore, attendant à l’aéroport, ne pouvant s’empêcher de craindre l’oukase qui la retiendrait et empêcherait son départ…

De cette présence constante de l’auteure, dans son passé comme dans son présent, en contrepoint de ses investigations sur Gide, résulte un récit autobiographique à la forme très originale.