Christine Angot : Une famille

lundi 29 avril 2024, par Bernard Massip

Film documentaire, 1h21minutes, 2024

Christine Angot, profitant d’un voyage à Strasbourg à l’occasion d’un salon littéraire, va à la rencontre de personnes qui ont à voir avec son histoire familiale. Caroline Champetier, directrice de la photographie sur de très nombreux films, avec qui s’est nouée une belle relation de complicité, l’accompagne, la soutient et tient la caméra. Elle va suivre l’écrivaine et cinéaste au plus près tout au long de ses douloureuses pérégrinations.

Christine Angot refait, près de cinquante ans après, ce « voyage dans l’est » qu’elle évoque dans le récit éponyme publié en 2021, qualifié de « roman », ce qu’il n’est en rien. Elle avait effectué ce voyage pour faire la connaissance de son père, fonctionnaire au Conseil de l’Europe à Strasbourg et interprète de haut-niveau. Elle avait treize ans et avait d’emblée été victime d’une relation incestueuse qui durera de longues années, elle même s’y percevant de façon contradictoire à la fois consentante et horrifiée, ressentant de la culpabilité comme de la honte.
Tout au long du film elle cherche à comprendre en échangeant avec des personnes de la famille ce qui s’est passé, comment on a pu laisser faire. Il y a le père, l’auteur des faits mais il est mort depuis longtemps, alors il reste les proches, la seconde épouse de son père, sa propre mère, son premier puis son deuxième mari, ses enfants…

La voici égale à elle-même, avec son attitude directe, clivante, avec sa brusquerie, sa dureté, ne cherchant pas à se rendre aimable ou à adoucir ses propos ce qui aurait le risque d’affadir les confrontations qu’elle juge nécessaires. Elle se sent toujours en guerre, après des années à hurler dans le silence. Toute sa vie, toute son histoire, tous ses livres, sont une bataille qui renvoient à ce trauma originel. Elle porte, verrouillée en elle, la honte qui devrait être celle de son père.

Pour commencer elle va sonner chez la seconde épouse de son père, chez qui elle ne s’est pas annoncée. La voilà devant la porte. Est-ce Caroline qui va sonner ? Non, elle mobilise tout son courage et c’est elle-même qui appuie sur la sonnette. Et qui dit à l’interphone ce simple mais sans doute si difficile : « C’est Christine ». La porte s’ouvre. A moitié. Il faut la bloquer avec la jambe pour éviter qu’elle ne se referme. Bref il faut s’imposer physiquement comme il faut s’imposer dans les paroles. "Pourquoi n’as-tu rien fait ?" Un dialogue de sourds s’amorce. « Oui on savait, oui on te croît ». Mais ce n’est pas suffisant pour Christine.
Il en sera ainsi pour d’autres rencontres. Avec son ancien mari s’affirme toutefois une certaine reconnaissance mutuelle. C’est que lui aussi a subi des violences sexuelles dans l’enfance. Serait-ce cette expérience commune qui, sans qu’ils en aient parlé à l’époque, aurait conduit à leur rapprochement ?
Des moments plus paisibles s’invitent cependant : par le biais de vidéos amateur, prises par son mari, on la voit jeune mère de famille s’occupant de Léonore, sa fille bébé, chahutant sur la plage ou dans la mer, images classiques du bonheur familial estival. Une famille c’est aussi cela.
Et la voici aujourd’hui, avec cette même fille, devenue une adulte rayonnante. Elles sont devant la mer, paysage infiniment ouvert d’eau et de ciel. Elles parlent. Et Léonore lui dit : « je suis désolée, Maman, qu’il te soit arrivé ça ». Ces simples mots sont un baume pour Christine. Voici enfin ce qui lui était nécessaire au-delà de l’affirmation qu’elle était entendue. Voici enfin la phrase qui rompt sa solitude, qui crée l’empathie, qui reconnait sa douleur, et c’est de cela qu’avait tant besoin Christine Angot.

Cette fin lumineuse vient heureusement éclairer un film qui jusque-là pouvait mettre le spectateur assez mal à l’aise, tant l’autrice s’y montre, tout du long, écorchée vive. A cet égard il est passionnant de confronter ce film avec le livre de Neige Sinno, Triste tigre, sur ce même traumatisme de l’inceste. Autant celle-ci est avant tout dans les tentatives de compréhension des mécanismes à l’œuvre, dans une sorte de tentative d’épuisement de l’inceste, nourri par les références littéraires, la réflexion et l’élaboration conceptuelle, autant Angot est dans le cri, dans sa rage toujours vive. Mais pour toutes les deux le trauma reste implacablement présent, il ne s’agit pas de résilience chez Sinno, elle sait qu’elle en restera marquée à vie, autant qu’Angot. Ce sont deux approches qui se complètent et s’éclairent mutuellement, tout aussi nécessaires pour le lecteur ou le spectateur et aussi puissantes l’une que l’autre.

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