Christophe Boltanski : Les vies de Jacob

mardi 23 mai 2023, par Véronique Leroux-Hugon

Stock, 2021, 232 pages

Qui de nous ne s’est pas soumis à l’absurdité administrative exigeant la production de quatre photos normées pour justifier de soi ?

C’est justement sur la description précise d’une cabine de Photomaton, unique décor, que s’ouvre ce livre, dans une première tentative d’épuisement d’un lieu et d’une démarche dont on va voir qu’elle est souvente fois reproduite par le héros, Jacob. Il s’agit de se photographier, à 357 reprises, toujours dans ce type de cabine : « là où tu es, rien ni personne ne peut t’atteindre. Immobile presqu’hiératique, tu essaies de te concentrer, comme un sportif avant une rencontre importante. Tu as rendez-vous avec toi-même. »

L’objet premier de l’enquête menée par Christophe Boltanski, c’est un album en simili cuir contenant exactement 357 photos en N&B, trouvé dans une brocante par une productrice qui propose à l’auteur d’écrire un scénario à partir de cette découverte. Très enthousiaste au départ, elle le relance à plusieurs reprises. Le projet échouera, mais pas l’enquête existentielle ni le dialogue avec cet inconnu progressivement dévoilé. De fait on s’intéresse moins au possible scénario qu’aux rapports étranges qui vont s’instituer entre l’inconnu, qui petit à petit n’en est plus un, et l’enquêteur (c’est le rôle qu’il s’est donné), entre notre héros et le romancier, intrigué par sa propre fascination devant ce mystérieux personnage et son étrange méthode pour se constituer une identité fuyante. J’ai beaucoup pensé ici à ces volumineux envois déposés à Ambérieu et dont on ne sait par quels bouts les prendre, les classer, les mettre au sens propre et figuré dans des boîtes dont ils ne sortiront jamais peut-être, sans l’intervention d’un romancier magicien, ou d’un chercheur obsessionnel.

À la contemplation à la loupe des clichés s’ajoute la découverte de deux indices : une étiquette jaunâtre, collée sur l’album, demandant de contacter le consulat d’Israël en cas d’accident et surtout, les fragments d’écriture (qui plairaient tant à Philippe Artières) au verso des photos, des messages écrits en hébreu. Les clichés montrent inlassablement « un inconnu résumé à son buste en hermès, un homme-tronc et manchot enfermé dans un petit rectangle de carton brodé d’un contour blanc » dont les innombrables changements capillaires, pileux et vestimentaires témoignent du passage du temps. La dernière photo offre une vision d’épouvante : « Tu termines ta galerie d’autoportraits par une note dramatique. Yeux exorbités et hagards, bouche entrouverte, narines dilatées, cheveux hirsutes, chemise dépoitraillée… », tel « le jeune Courbet en proie au désespoir ». Rédigeant une autobiographie muette, en images, Jacob revient inlassablement au photomaton : « C’est ta chambre à toi, ton écritoire, ta chambre noire, ta case de travestissement, un lieu de transformation du réel. […] tu tentes de te reconstruire, de recomposer à l’infini ton image morcelée. »

« Fin limier », Boltanski reconstitue, comme en suivant un GPS, l’itinéraire tragique d’un homme malheureux : trois années traumatisantes de service militaire en Israël, au moment de la Guerre des Six jours, puis agent au sol d’ El Al (peut-être espion ?), mariage, enfants, divorce pour devenir finalement responsable d’un service funéraire, sans compter les innombrables allées et venues entre la France, l’Italie (à l’heure des Brigades Rouges), Israël. Il semble que son dernier métier, inhumateur respectant scrupuleusement les rites funéraires juifs, lui ait procuré un certain équilibre.

Et le romancier de poursuivre le dialogue avec cet inconnu décédé : « Je m’étais recueilli devant chacune des stations de son pèlerinage dans l’espoir d’y trouver une vérité ». Ce dialogue, c’est aussi un dialogue avec lui-même, a fortiori quand le romancier, bloqué à Djerba en plein confinement, après l’échec de son projet de scénario, se questionne sans fin. Interpellant Jacob, il évoque le body art : « Tu utilises ton corps comme un matériau, un support, un territoire à conquérir ou à libérer… tu tiens un journal intime. Un bloc-notes corporel. Tu retournes inlassablement devant ton miroir… »

Lors de cette plongée dans un océan d’images, toutes conformes, toutes différentes, se confondent alors les vies de Jacob et celle de Christophe Boltanski : on pense à son oncle artiste, Christian : ça n’est peut-être pas un hasard ?