Daniel Mendelsohn : Une odyssée, un père, un fils, une épopée

dimanche 1er octobre 2017, par Claudine Krishnan

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Clotilde Meyer et Isabelle D.Taudière, Flammarion 2017

Daniel Mendelsohn, après Les Disparus, mène une autre enquête familiale, tout aussi bouleversante, plus intime puisqu’elle est centrée sur sa relation avec son père tout en débordant largement de ce cadre. Il enseigne la littérature classique au Bard College et lorsque son père, Jay Mendelsohn, lui demande d’assister au séminaire de licence sur L’Odyssée d’Homère qu’il organise de janvier à mai 2011, il ne se doute pas qu’en emmenant son père avec ses étudiants à la découverte de l’épopée homérique, c’est son père qu’il découvrira au cours du périple.

Chaque vendredi, pendant 16 semaines, son père, bravant distance et intempéries, viendra de la maison familiale de Long Island jusqu’au campus du Bard College, d’abord en voiture, puis en train, pour écouter son fils commenter les 24 chants de L’Odyssée. Il restera sceptique quant à l’héroïsme d’Ulysse, ce héros qui rentre seul à Ithaque après avoir perdu tous ses compagnons, qu’il n’a donc pas su protéger, qui trompe sa femme, qui pleure tout le temps et ne peut rien faire sans l’aide des dieux. Ulysse, c’est le contraire de lui, qui a appris à l’armée que l’on n’abandonnait pas ses hommes, qui aime depuis plus de soixante ans la même femme et ne l’a jamais trompée, qui ne pleure pas et a toujours détesté toutes les religions. Malgré sa promesse de rester silencieux, il intervient, gêne son fils, lui fait honte parfois. Il n’y a pas eu de conflit entre père et fils. Le père, mathématicien, a accepté que le fils se montre très tôt rebelle aux équations et se tourne vers les lettres, il a réagi avec compréhension et intelligence quand son fils a annoncé à ses parents qu’il était homosexuel. Il s’est comporté comme beaucoup de pères, assumant toutes ses responsabilités, mais parlant peu et ne manifestant jamais son amour ni à sa femme ni à ses cinq enfants. C’est donc un père mystérieux pour le fils, devenu père à son tour, qui s’installe dans un coin de la salle du séminaire.

À la suite du séminaire, père et fils partent ensemble pour une croisière de 10 jours en Méditerranée sur les traces d’Ulysse. Et, pour la première fois de leur vie, le père tient la main du fils pour visiter la grotte de Calypso, non parce que le père âgé de 81 ans a des difficultés sur le chemin escarpé et dans la grotte étroite et basse, mais parce que le fils, qui préfère renoncer à la visite dans un premier temps, souffre de claustrophobie. Étrangement, la croisière est obligée de se détourner de l’ultime étape d’Ithaque et Daniel Mendelsohn lit, pour remplacer la visite manquée, le poème « Ithaque » de Constantin Cavafy.

Ce livre, dédié à la mère de l’auteur, entraîne le lecteur bien au-delà d’une réflexion passionnante sur les relations père-fils, ce dont il s’agit ici c’est de réfléchir sur tous les modes de transmission, entre pères et fils, entre professeurs et élèves, de comprendre que la transmission ne s’accomplit pas seulement dans le même sens vertical d’une génération à une autre, mais aussi d’enfants à parents et d’élèves à professeurs. Et bien d’autres sujets se greffent sur cette quête centrale d’identité, de connaissance et de reconnaissance. À la fin de L’Odyssée, Ulysse retrouve son fils Télémaque et son père Laërte ; à la fin du livre, la mort du père, un an après le séminaire, annoncée dès le début du livre, comme dans une tragédie grecque, est annoncée par téléphone au fils, qui, après avoir rejoint sa mère à l’hôpital au chevet de son père, vient de rentrer chez lui : « C’est ton père. »

Ce livre autobiographique s’inspire de la circularité de la littérature grecque et du genre épique en particulier. Grand lecteur de Proust, Daniel Mendelsohn nous entraîne d’un univers à l’autre, d’un temps à l’autre, il procède par boucles, digressions, interruptions, retours en arrière et anticipations. Il rappelle que la célèbre épithète homérique qui qualifie souvent Ulysse, « polytropos », ne signifie pas seulement aux nombreuses ruses, mais aussi aux nombreux détours. L’épopée, autant que son héros, déploie de nombreux détours et le poème nous fait voyager entre les temps, les lieux, les personnages, les genres, nous interroge sur les liens subtils entre paroles et actions, entre réalité, surnaturel et fiction. L’écrivain réinvente ces détours, guide le lecteur dans les méandres de la mémoire, personnelle et collective ; autobiographie et épopée s’enlacent et se nourrissent. Et l’un des mérites de ce livre magnifique est aussi de développer un désir impatient, de rendre soudain urgente la relecture (ou la lecture) de L’Odyssée pour tout relire de cette histoire qui parle des fils et des pères, des maris et des femmes, des dieux et des hommes, des aventures de la vie et de leur récit.