Daniel Pennac : Journal d’un corps

mardi 28 août 2012, par Bernard Massip

Gallimard, 2011

Le « Journal d’un corps » de Daniel Pennac n’est assurément pas un texte autobiographique. Mais il est donné comme tel, il est censé être la transcription de cahiers que l’auteur aurait reçu d’une amie, elle-même les tenant de son défunt père.

Celui-ci aurait rédigé ce journal entre septembre 1936, peu avant ses treize ans et octobre 2010 lorsque, vieillard agonisant, il en trace les dernières lignes. Sa particularité en est que, comme son titre l’indique, il se veut exclusivement centré sur le fonctionnement, les évolutions, les réactions, les exultations comme les souffrances du corps de son auteur qui rejette l’idée du journal intime évoquant ses états d’âme, comme celle du journal intellectuel ou des Mémoires qu’aurait pu rendre possible sa position sociale de personnage public. A rebours d’un dualisme qui traditionnellement fait la part belle à l’âme ou à l’esprit au détriment du corps, il s’agit d’adopter le point de vue inverse en se centrant sur le corps exclusivement, le reste n’étant abordé qu’au travers de ce qui s’en réfracte dans le corps même.

Le procédé est évidemment artificiel, l’auteur le sait bien et s’en amuse, mais il sait jouer avec maestria de l’ambigüité du projet prêté à son narrateur.

Toute sa vie celui-ci a montré beaucoup d’assurance, il a apparemment une grande prestance physique, sa vie familiale, professionnelle et sociale est une réussite. Mais il a cependant dû dans son enfance batailler dur pour s’accepter dans son corps et pour le construire. C’est de ce malaise originel que naît la volonté d’écrire un journal du corps : « mon corps, je vais m’occuper de toi tous les jours, je vais m’intéresser à tout ce que tu ressens ».

Le fil rouge chronologique du journal nous fait ainsi assister à la lente maturation physique de l’adolescent, à sa prise d’assurance corporelle, aidé en cela par la servante paysanne qui loue et encourage son « petit gaillard » au contraire d’une mère peu aimante et qui le dévalorise ; puis à son épanouissement d’homme jeune puis mûr mais que des désagréments corporels divers et les maladies n’épargnent pas ; enfin aux atteintes de plus en plus sévères du vieillissement et jusqu’à la maladie qui va l’emporter.

Tout du long le narrateur s’ausculte, il ne se départ pas de son regard à la fois clinique mais aussi curieux, avide des surprises que lui réserve toujours son corps, un regard à la fois proche mais aussi distancié et souvent ironique. Jusque dans le grand âge il peut écrire : « nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un enfant déconcerté. »

Au-delà de la trame chronologique on peut aussi percevoir ce livre comme une sorte de dictionnaire. Pennac a ratissé large et cherché à faire entrer dans son ouvrage une multitude d’états corporels, des plus triviaux aux plus accidentels ou exceptionnels, décrits aussi bien sous la forme de délicats blasons (parfois) que sous forme de brillants morceaux de bravoure (plus souvent). Il ne manque pas d’ailleurs de compléter son livre par un index des sujets qui est en lui-même un savoureux inventaire à la Prévert et qui nous mène de l’angoisse au bâillement, du coup de foudre à la douleur, de l’érection à l’hypocondrie, de l’indigestion au myélogramme, du sommeil au vertige…

On ne saurait cependant réduire ce livre à ce jeu brillant. Pennac n’a naturellement pas vécu tout ce qu’il décrit. Nous non plus. Mais nombre d’expériences largement partagées peuvent faire écho en chacun d’entre nous et faire que nous nous sentions moins seuls dans nos questionnements sur nos rapports à notre corporéité et sur ses évolutions. Nous sentons nous pleinement incarné dans une présence tranquille et dense à notre propre corps ou bien en sommes nous encombré, qu’est-ce qu’être « en amitié » avec son corps et comment tenter de le rester, voilà des questions que tout un chacun croise sur sa route et qui seront nourries par les réflexions pertinentes et souvent profondes qui traversent ce « Journal d’un corps ».