Danièle Sallenave : L’églantine et le muguet

samedi 9 juin 2018, par Alice Bséréni

Gallimard, 2018

Quoi de plus modeste, de discret, d’anodin que le nom de ces deux fleurs dans un titre qui semble annoncer le printemps ou promettre un roman bucolique ? C’est à une toute autre aventure que nous convie l’auteure dans un ouvrage copieux, documenté, charpenté, de plus de cinq cent pages et soixante-quinze chapitres. Elle part sur les traces d’une mémoire multiple et contrastée explorer le modeste triangle de son pays natal en région angevine, calé dans la sérénité des vignes entre le département du Maine et Loire et l’ancienne province dont Angers est le centre. Et par ce voyage dans l’espace et le temps, nous emmène visiter « un des plus beaux paysages du monde, où souffle vers la mer un vent républicain », dixit Aragon.

Le livre se place sous l’égide des grandes plumes engagées du siècle pour « vérifier de quoi était fait l’héritage qu’elle a reçu, ici, de ses parents, dans la classe unique de sa mère, l’héritage républicain ». Cette terre de contrastes, saturée d’églises et de calvaires, de monuments et de châteaux, a fomenté les croisades des Chouans, cultivé une résistance farouche à l’encontre du pouvoir central. Elle s’est pliée aux dogmes d’une église catholique intégriste, a subi le pouvoir arrogant des riches et des nobles, donné son lot de morts à des guerres qui n’étaient pas les siennes, elle s’est construite enfin une identité farouchement conservatrice. La région ardoisière mitoyenne, majoritairement socialiste, s’est vue, elle, agitée par les luttes ouvrières arrachant des avancées sociales et politiques décisives, prônant les valeurs d’égalité, de solidarité, de féminisme. Autre face du contexte rural où les deux parents de Danièle Sallenave dispensaient dans leurs classes les principes d’une école républicaine, exigeante et généreuse.

Ce couple d’instituteurs est le socle fondateur de la vie et du livre de l’auteure. Il se fait hommage autant qu’éloge à la vocation obstinée de dispenser aux enfants de l’après-guerre l’enseignement laïc, quand sévissaient dans le même espace-temps les écoles catholiques où le dogme religieux primait sur le savoir, les sciences, les lettres et les valeurs républicaines. Et l’auteure revient et s’attarde dans la classe unique de sa mère où se côtoient des enfants de sexes mélangés, garçons et filles, et parfois d’origines quand il s’agit de gens du voyage.

Elle arpente sa région natale en voiture, à pied, à bicyclette aussi, faisant ressurgir les paysages presque oubliés de l’enfance et pour certains défigurés par la modernité. Elle dépouille les archives recélées dans les musées, les bibliothèques et les mairies, scrute les monuments et les bustes des héros qui ont marqué l’histoire de la région, voire du pays quand ils partaient à la conquête de terres lointaines en colons décidés ou consacraient leur savoir à soigner les pauvres. Et si le pays génère toujours quelques noms retentissants d’une droite extrême c’est que, jouxtant la Vendée, « ce chancre qui dévore le cœur de la République », il est le vivier et reste le ferment d’une résistance au progrès, un frein à l’observance des valeurs républicaines. Les propos sont tranchés, résolument politiques, partisans, ouverts aussi à une lecture dépassionnée de ces contrastes, soucieux de procurer des clés d’interprétation valides à l’échelon local mais aussi à l’échelon national. La tâche est ardue : explorer les socles fondateurs des dogmes conservateurs, fouailler les zones d’ombre de l’histoire, visiter les coulisses d’une mémoire toujours tentée par le déni plus que par le courage de ses actes et de leurs conséquences jusqu’à nos jours.

Tout y passe, les faits, les acteurs, les bras armés de l’histoire, les conquêtes coloniales, les révoltes réprimées dans le sang, ici, là-bas, dans les mines ou à Sétif et sur les bords de Seine, les ravages du poids lexical des noms et des idiomes, la collaboration vichyste dans un passé si proche et ses non-dits, ses zones d’ombre, le racisme ordinaire qui court au plus profond des êtres et des lieux. Nous apprenons ainsi que l’églantine rouge, symbole de la fête du travail promulguée par la SFIO pour commémorer les luttes populaires qui ont ensanglanté la région minière et leurs conquêtes sociales au 19è siècle, a été abolie par Pétain au profit du muguet : la fleur de son mois de naissance et celle de la Vierge Marie !

C’est par une démarche courageuse que cette femme de cœur et de plume part en quête d’une lecture du passé, lointain ou plus récent, qui éclaire les conflits et les comportements dont le pays est devenu le théâtre en boomerang et retour des refoulés de l’histoire. C’est avec des lunettes républicaines exigeantes et lucides qu’elle scrute les temps troublés par l’affrontement des communautarismes, en interroge les racines, les fonctionnements, les errances et les impasses. Il s’agit d’éclairer le présent, déchiffrer les attentes inconscientes, mettre à plat les grands drames de l’histoire contemporaine et leurs conséquences. Sans omettre la Palestine, plaie toujours béante qui gangrène le siècle. Et en reconnaissant les blessures infligées, admettre les justes réparations attendues en retour. Les effets escomptés sont ambitieux : générer une République pacifiée, généreuse, libérée des ombres qui l’encombrent, apte à reconquérir dans la modernité une place qu’elle n’aurait jamais dû renier, promise par les valeurs républicaines de nos révolutions propagées de par le monde.

Et toujours en fil rouge les vertus et gageures, de plus en plus difficiles à tenir, de l’école républicaine comme réponse possible et remède à ces maux.

Avec cet ouvrage strictement autobiographique qui mêle inextricablement la petite et la grande Histoire, tant singulière que collective, c’est le guide de voyage d’un tourisme éclairé que l’auteure livre aux lecteurs médusés par tant de recherches méticuleuses, de découvertes partagées, de surprises inquiétantes, d’espoir aussi que la foi en l’intelligence prenne le pas sur les obscurantismes, quels qu’ils soient, et la tentation du repli identitaire. N’y cherchons pas les effets de style merveilleux auxquels Danièle Sallenave nous a accoutumés avec plus de trente titres qui ont motivé son admission à l’Académie française en 2011, le ton reste sobre et sérieux, presque austère, celui d’une écriture blanche sans fioriture aucune. Le livre se lit comme un journal de bord qu’elle nous convie à partager avec une belle lampée de blanc fruité des bords de Loire et des coteaux de son pays natal.