Denise Lefèvre : Survivre aux hommes

dimanche 2 février 2014, par Pierre Yvard

Chloé de Lys, 2013

Le titre est ambigu : on s’attend à lire un livre empreint de féminisme, rempli de déceptions amoureuses avec au centre la femme victime... En fait non, le récit est celui d’un amour véritable mais impossible. Cet amour traverse toute une vie. Le personnage, Léa, femme forte, authentique, aime la vie. Ce n’est pas un récit sur le désespoir suite à un amour qui n’a jamais pu vraiment aboutir à l’harmonie entre deux êtres. Ni tristesse, ni romantisme, ni complaisance pour susciter la compassion du lecteur.

Léa, au contraire, domine sa vie : attachement aux racines avec une belle évocation de la famille, du milieu dans lequel elle a passé sa jeunesse (cf. le passage sur les femmes dans les usines de traitement des sardines). La mer, la Bretagne, la côte atlantique gardent leur pouvoir d’ancrage dans une vie pleinement vécue. Les lieux et les gens inscrits dans la mémoire depuis l’enfance, la mort présente aussi, définissent, sans nostalgie d’un passé révolu, la force de caractère de Léa et son attachement à la vie. Donc il transparaît au fil du récit tout un environnement qui prouve que Léa ne sera jamais une victime ni ne se laissera aller dans les tourments causés par des amours malheureuses. On assiste aussi à une volonté de créer ou de recréer « une chambre à soi », une maison à soi. La maison en bord de mer qui passe de l’état de ruine à l’état de maison, c’est-à-dire de « foyer ( home ) » par le seul acharnement et le labeur de Léa, cette maison c’est la vie reconstruite, l’affirmation concrète d’une volonté de « survivre ». Pas seulement « aux hommes » mais à tout ce qui peut subvenir dans une existence. Léa préserve l’intégrité de tout son être. La passion qui traverse toute sa vie l’amène en permanence à procéder à cette construction, voire à cette reconstruction.

Ce livre est peut-être autobiographique ? Ce récit d’une vie est distancié puisque le « personnage » qu’est Léa se distingue de l’auteur dont il est le « masque ». C’est bien le rôle du personnage (masque) qui permet à l’auteur d’intervenir dans le récit, de le traiter à sa guise. Alors, si nous avons affaire à une autobiographie, celle-ci est voilée et la portée de l’ensemble s’en trouve bien plus vaste. Le récit personnel d’une vie devient un récit de vie dont le sens vise l’universel. L’auteur, au moment de l’écriture, observe Léa et son expérience de vie avec la distance dans le temps. Le temps du récit diffère en effet du temps des événements relatés. L’auteure se place délibérément en dehors des faits évoqués pour les interpréter ou simplement les relater à partir de son propre point de vue au moment-même où elle écrit. Si le texte est autobiographique, le « je » de l’auteur est vraiment « un autre » qui est dénommé Léa. A partir de là, le récit n’est pas une chronique, ne se déroule pas selon une chronologie rigoureuse qui pourrait commencer par la formule « je suis née le dans tel lieu... ». Au contraire, il progresse au fil de souvenirs que la mémoire a pu retenir et qui surgissent au moment de l’écriture. Ainsi, d’un chapitre à l’autre, le récit se tisse et fait intervenir à la fois la narratrice/auteure et les personnages dont le principal est Léa. On a aussi le point vue de l’autre, l’homme à l’origine de l’intrigue amoureuse recréée parfois en style direct. Léa également s’exprime directement pour évoquer la complexité de ses sentiments Le lecteur est alors davantage impliqué et pourra, lui aussi, sinon juger, du moins observer.

La narration ainsi construite se développe selon une trame variée et plus riche de sens et le lecteur peu à peu perçoit – en tout cas je le perçois ainsi – un récit autobiographique sous-jacent.

Le livre de Denise Lefèvre s’impose comme le récit littéraire d’une vie traversée par une passion qui, quelle que soit son issue, ne constitue un échec ni pour le personnage de Léa ni pour son auteure.