Edouard Louis : En finir avec Eddy Bellegueule

dimanche 2 mars 2014, par Geneviève Mazeau

Seuil, 2014

L’auteur, vingt deux ans, raconte son parcours depuis son enfance jusqu’au lycée.

Issu d’un petit village de Picardie et d’un milieu prolétaire aux manières frustes, où la masculinité, pour ne pas dire un machisme primaire, est érigée en impératif, l’enfant sent qu’il n’appartient pas à ce monde-là. Il s’en démarque par ses comportements efféminés, il n’aime ni le foot, ni les filles et se fait traiter de « pédé ». Pour celui qui n’adopte pas les codes et les rôles assignés à son sexe, pas de salut. Il est mis à l’écart, moqué, voire humilié. Mais il ne se révolte pas ; il a peur. Une peur qui l’amène à entretenir un rapport trouble entre bourreaux et victime (lui), en retrouvant, presque quotidiennement, les deux mauvais garçons qui le battent dans le couloir du collège. On s’interroge quand même sur l’absence totale de surveillance et d’étayage adulte au sein de l’institution publique, dans les années 2000… Comment se peut-il qu’aucun enseignant ou autre personnel de l’établissement scolaire ne se soit aperçu de la situation ? A moins d’être eux-mêmes pris dans les mêmes stéréotypes que le milieu familial et social, lequel dénigre toute différence, celle qui s’exprime dans la violence des mots « youpin, rebeu, pédé, salope »… et qui marque honte et dégoût.

L’auteur restitue la misère économique et sociale dans laquelle il a été élevé, en insérant au fil du texte, des phrases écrites en italique, construites avec le vocabulaire et la syntaxe propres à la classe prolétaire, qui contrastent avec le style plus châtié du récit. Je cite : « Je veux pas que tu galères comme moi dans la vie, moi j’ai fait n’importe quoi, et je regrette, je suis tombée en cloque à dix-sept ans… J’ai passé toute ma vie à faire le ménage à la maison et à nettoyer soit la merde des gosses, soit la merde des vieux que je m’occupe... Ferme ta gueule, tu commences à me pomper l’air. Moi mes gosses, je veux qu’ils soient polis et quand on est poli, on parle pas à table, on regarde la télé en silence et en famille. .. Oui, il pourrait le reprendre le travail ton père si il voulait, mais tu vois bien que ce qu’il aime, c’est boire des bouteilles de pastis tous les soirs devant la télé avec ses copains. Il faut que tu comprennes ça Eddy, ton père il est alcoolique, il retournera plus au travail... On l’avait toujours dit qu’il était un peu bizarre le petit Bellegueule, qu’il était pas comme les autres, les gestes qu’y faisait quand il parlait et tout ça, on savait bien qu’il en avait du pédé. »

C’est en fuyant que le jeune garçon pourra trouver une issue. Saisissant l’opportunité de l’option théâtre, il pourra entrer au lycée d’Amiens et fera ses premiers pas dans un autre monde. Par la suite, il changera de nom pour couper tout lien le rattachant à sa famille.

Si l’on peut voir dans ce livre une photographie d’un quart-monde français, il est avant tout une confession autobiographique, qualifiée de roman pour préserver la confidentialité, selon l’auteur. L’objectif de ce très jeune homme de 22 ans est d’en finir avec son passé en livrant, mettant en livre, ce qu’il a vécu, pour opérer une rupture avec Eddy Bellegueule, son milieu et ses préjugés. Il veut se forger une nouvelle définition individuelle et sociale et assumer enfin librement son orientation sexuelle.

Cette autobiographie précoce serait une sorte de ponctuation pour signifier le passage d’une vie à une autre. Pour se réinventer.

Ce livre important donne lieu à un article plus développé dans La Faute à Rousseau n° 66 de juin 2014