Élisabeth Quin : La nuit se lève

lundi 11 mars 2019, par Alice Bséréni

Grasset, 2019

« Écrire sur la maladie est une lutte contre la honte, le déni, la peur. Ce combat me coûte, et je prétends être payée en retour. Je veux que les forces invisibles me permettent de jouir du visible… »

Le livre pourrait s’appeler aussi La nuit tombe, puisque Élisabeth Quin raconte comment le glaucome s’empare de sa vue, de son corps et de sa vie, elle dont le métier est de donner à voir et à entendre chaque soir le 28 minutes, journal reportage de la chaine Arte, un paradoxe pour cette « femme de télévision qui est vue sans voir les regards qui la regardent, pas toujours bienveillants », précise-t-elle.

Saluons d’emblée le courage de la démarche, sa générosité aussi en voulant partager ce cheminement insidieux et totalitaire d’une maladie qui s’en prend à l’un des sens les plus précieux : la vue. Un livre de fragments qui s’enchaînent à un rythme effréné, pétri de phrases courtes et incisives, de pensées acérées qui tranchent dans le texte et l’émotion à la manière d’un scalpel. Le livre s’affirme au « je », alternant considérations scientifiques, incursions culturelles, réflexions philosophiques et psychologiques, sociales et politiques, d’un ton acerbe et plein d’un humour caustique et jubilatoire dont elle use si bien lors de ses prestations télévisuelles. Nourri d’un gros travail documentaire, le propos est fortement investi d’une tension dramatique, d’une quête de sens et d’espoir insensé, d’une dose de souffrance pudique, de colère retenue, de fatalisme démenti pour mieux le conjurer.

Maints témoignages sont convoqués, contemporains ou révolus, y compris des emprunts à la mythologie : Tirésias « aveugle d’avoir trop vu, trop su » et qui devient devin, la Méduse, femme monstre fascinant autant que maléfique. Plus près de nous, le Caravage et les talismans grecs, le calvaire de Claude Monet s’écriant « Dieu que tu es laid ! » à l’intention du Dr Coutela qui vient de l’opérer, les chanteurs aveugles ou l’écrivain Jim Harrison. Tant d’artistes voient avec la main, occasion d’un bel éloge à la main qui voit. Autant de propos qui s’intéressent aux relations étranges avec un corps malade, « le corps, ce faux ami, ce traitre, le plus grand des traitres, mais le nôtre, dont les raisons nous sont à jamais indéchiffrables. » On est loin ici du Journal d’un corps de Daniel Pennac qui se délecte de descriptions désopilantes de chacun de ses symptômes aux divers âges de la vie.

Colère et glaucome : quels liens possibles ? Le récit confie avec pudeur les sentiments et les émotions qui agitent et ravagent l’auteure, sa colère impuissante et la rage qui ralentissent, endolorissent et aussi aveuglent. Tour à tour orientés vers le corps médical tout puissant qui sait tout et vers le sadisme affiché d’une caste imbue de ses prérogatives - cf Les brutes en blanc de Martin Winckler - ou vers une mère atteinte de démence sénile après la mort du père, vers ces glandes du nerf optique, gorgées de déchets accumulés qui ne peuvent s’évacuer et finissent par l’atrophier de façon irréversible. Colère aussi envers l’état d’un monde transformé en une vaste poubelle dont la masse de déchets accumulés asphyxient toute vie, saccagé par notre aveuglement consumériste. Saluons à cet égard un hommage appuyé aux défenseurs de l’environnement, une ode à la nature sauvage et à sa nécessaire protection, Muir, Harris Tweed…

« Vous avez le don de voir des choses invisibles, et cela a un rapport avec la maladie qui obscurcit votre vision… Il faut renforcer ce don, le faire rayonner, faire voir et entendre votre façon de voir », préconise Tobie Nathan, appelé à la rescousse d’une aide thérapeutique. Elle n’omet pas non plus les recours à d’autres formes de secours, tels les services occultes d’un marabout bienveillant, ou la clémence de Sainte-Thérèse de Lisieux, invoquée en mécréante, consultations complémentaires susceptibles de conjurer le diagnostic ou l’évolution de la maladie. Tout est bon dans un tel état de désespoir. « Je redoute plus que tout de devenir aveugle, je suis prête à me torcher avec ma dignité si cela garantit des nerfs optiques et des cellules ganglionnaires de nouveau-né. »

À Aldous Huxley elle emprunte une série d’exercices et de recommandations à observer en guise de rééducation de l’œil. Le livre se fait alors manuel rigoureux et source de conseils précieux autant que récit autobiographique. Il ménage une place de choix au génie de Louis Braille qui a permis de lier l’œil aux doigts.

Élisabeth Quin nous livre un ouvrage de réflexion qui convoque les philosophes et les psychanalystes, les médecins comme les historiens, construit à la manière d’un reportage solidement documenté dont elle maitrise l’art et la manière. Elle est impliquée jusqu’au cou et même plus dans une entreprise destinée à ménager les distances nécessaires et salutaires avec le monstre. Il se veut à ce titre conjuratoire pour tenter d’inverser le mal, le temps, alors que le sablier, lui, ne se retourne pas. « Avancer, noir sur blanc, pour gagner plus de courage, écrire péniblement, et gagner, ligne après ligne, un peu de terrain sur l’adversité. Écrire et y croire. » . Et, en fil rouge, l’amour et le soutien indéfectibles de son compagnon de vie et de sa fille adoptive arrachée aux orphelinats cambodgiens.

Avec les métaphores percutantes qui réjouissent le propos, « le sablier se vide », « en voir de toutes les couleurs », « une rage aveuglante »… on ressort de cette lecture armé d’informations, d’outils, de conseils importants, éclairants, urgents, consolateurs, bienfaisants, autant de baumes qui préparent en catimini à rejoindre le club restreint mais toujours en expansion des malvoyants.