Élise Hugueny-Léger : une poétique de la transgression

mercredi 26 mai 2010, par Sabine Kraenker

Peter Lang (Bern), 2009

Cette étude se propose d’examiner les différentes frontières qu’effleure ou transgresse l’œuvre d’Annie Ernaux, comme en atteste le titre choisi.

Dans un premier chapitre, Élise Hugueny-Léger pose la question des narratrices chez Ernaux : il y a dépassement de la première personne du singulier puisque les lecteurs se reconnaissent dans les expériences décrites par l’auteure et s’identifient. Elle parvient ainsi à offrir au lecteur la possibilité de s’approprier ses expériences et dépasse ainsi le « je » narcissique pour atteindre à une sorte de collectif.
Le clivage est une des particularités de ses personnages renvoyant à son propre clivage, celui d’une personne issue d’un milieu modeste qui, par les études, rejoint l’élite. En même temps, dans son œuvre, elle rend hommage à ce milieu d’origine en le décrivant sous le mode romanesque ou autofictionnel. Un hommage particulier est rendu aux parents et surtout à la mère, figure tutélaire qui a poussé l’auteure enfant sur les voies de la réussite littéraire. Il y a donc chez les diverses narratrices une transgression dans leur rapport avec les autres : l’écrivaine questionne les limites entre soi et l’autre, qu’il soit lecteur, mais aussi parent, anonyme ou homme aimé. D’autre part, Ernaux transforme la matière autobiographique en récit et fait des personnes de son vécu des personnages. Ses narratrices entretiennent avec eux des rapports complexes, que ce soient des rapports de fusion ou au contraire de fission, de distanciation ou d’identification. Son statut de transfuge entre deux classes, l’une d’origine et l’autre d’élection, serait à l’origine de cette position de transgression qui se répète à tous les niveaux de son œuvre.

Dans son second chapitre elle nous entraîne sur le terrain délicat des lectures et des lecteurs d’Annie Ernaux. Elle nous montre comment l’auteure transgresse les limites entre littérature populaire et érudite en prenant comme exemples Se perdre, journal intime d’une passion amoureuse qui a été précédé, pour la publication mais non pour l’écriture, par Passion simple, récit de la même passion. Le journal intime authentique contient de nombreuses références érudites pour la plupart absentes du récit qui met au contraire en avant des références à la littérature populaire citées en note de bas de page comme dans un écrit de critique universitaire. La tendance est à l’identification du lecteur, mais le rapport est là aussi complexe car Ernaux interpelle son lectorat dans le métatexte de ses livres, elle en fait des lecteurs de son œuvre, des personnages mais aussi des auteurs de lettres qui lui seront adressées après la lecture, donc pratiquement des critiques de son œuvre.

Dans un troisième chapitre Élise Hugueny-Léger met l’accent sur l’originalité d’Ernaux en tant que critique de ses propres textes. L’auteure est aussi une enseignante qui a internalisé les divers discours critiques, qui parsème ses livres de remarques métatextuelles mais qui utilise aussi l’espace littéraire pour mettre en avant un certain nombre de revendications, comme le fait d’intégrer les plus démunis dans l’œuvre littéraire en les incorporant comme personnages mais aussi en les citant ou en donnant leur langage à lire jusque dans le titre des œuvres (Je ne suis pas sortie de ma nuit, Ce qu’ils disent ou rien).

Enfin, dans un dernier chapitre, les Journaux extimes d’Ernaux sont considérés comme des moyens qui permettent à leurs lecteurs de comprendre leur propre potentiel à écrire des textes semblables. Ils s’inscrivent ainsi dans la continuité socio-politique du reste de l’œuvre puisqu’ils parlent essentiellement du quotidien des gens ordinaires ou des exclus comme les SDF.

Cette étude donne une nouvelle perspective sur l’œuvre d’Ernaux en soulignant en particulier la dimension socio-politique de ses écrits.