Emmanuel Carrère : D’autres vies que la mienne

dimanche 17 mai 2009, par Brigitte Fauquet

POL, 2009 / Folio

Ce livre est proprement poignant, il vous tire des larmes. Pourtant aucune complaisance chez l’auteur vis-à-vis des souffrances qu’il décrit, la perte d’un enfant pour de jeunes parents, la perte d’une mère pour de jeunes enfants. Il témoigne de ce à quoi il a assisté de près et ce témoignage est d’autant plus émouvant qu’on sent un auteur très loin au départ, psychologiquement et affectivement, de l’histoire qu’il va être amené à raconter. Il sort littéralement de sa vie personnelle qui « tourne en rond » pour se tourner vers la vie des autres. C’est ce chemin qu’il fait, sans pathos, qui est émouvant.

Au début du livre, nous sommes à Ceylan, à la fin de l’année 2004. L’auteur y passe des vacances avec sa compagne, son fils et le fils de sa compagne, les vacances se passent mal, le couple se défait, l’auteur est renvoyé à son éternel sentiment d’échec amoureux et à sa solitude. Et puis survient le tsunami, « la vague » qui submerge tout l’océan Indien. L’ampleur du désastre, la proximité de la souffrance d’autrui le submergent à son tour, opèrent un renversement total et inattendu dans sa perception de la réalité. La solidarité, la compassion, le désir d’aider ceux qui ont perdu un être cher l’occupent et prennent la place de l’angoisse qui est son quotidien, on le comprend, depuis longtemps.

La deuxième partie du livre, la plus longue, la plus forte, est consacrée à l’histoire de sa belle-sœur, juge d’instance à Vienne, atteinte d’un cancer et qui meurt à 33 ans en laissant trois enfants, et à un autre juge d’instance, qui a eu à combattre un cancer, lui aussi, quand il était très jeune et qui a dû être amputé d’une jambe. Ces deux-là se sont liés d’amitié professionnelle et d’amitié tout court. Ils partagent le même combat politique, une autre conception du métier de magistrat que celle qui consiste à toujours donner gain de cause aux riches face aux pauvres, et en plus et surtout, la même expérience de la maladie qui handicape, qui enferme, qui isole, qu’on ne peut partager qu’avec celui qui est passé par là.

S’ensuit une réflexion intéressante sur « la maladie comme métaphore » selon l’expression de Susan Sontag et une référence à Zorn qui ne peut manquer de toucher ceux qui ont lu « Mars ». Encore une fois, ce livre d’une grande lucidité et d’une grande acuité sur la mort et sur le deuil, sans aucune complaisance, est très émouvant et a l’intérêt de montrer, paradoxalement, l’évolution de son auteur vers un élargissement de la vie, vers une plénitude. C’est cette ouverture sur la vie qui retient, en fin de compte.