Emmanuel Carrère : Limonov

mardi 13 mars 2012, par Bernard Massip

P.O.L, 2011

Voici un livre qui, certes, est d’abord une biographie : celle d’Edouard Limonov, un sulfureux écrivain russe qui fut tout à tour jeune voyou en Ukraine, poète branché de l’underground moscovite, clochard puis domestique à New-York, écrivain reconnu à Paris, milicien pro-serbe pendant les conflits en ex-Yougoslavie, fondateur sous Elstine du parti des nasbols, nationaux-bolchéviques, regroupant essentiellement de jeunes paumés mêlant culture punk, nationalisme russe et nostalgie de l’union soviétique, opposant farouche à Poutine au point d’être emprisonné trois ans sous l’accusation de terrorisme…

Carrère analyse ce parcours pour le moins atypique en s’appuyant sur les récits qu’en a donné Limonov dans ces nombreux livres, eux-mêmes essentiellement autobiographiques mais aussi en menant sa propre enquête fouillée, en rencontrant nombre de témoins, et, à plusieurs reprises Limonov lui-même. Ce faisant, non seulement il essaie de comprendre avec finesse et profondeur les paradoxes du personnage, sans chercher à les excuser, mais encore il apporte un éclairage très intéressant sur un demi siècle d’histoire russe, de la crise du stalinisme à l’explosion de l’URSS, de la perestroïka gorbatchévienne au chaos elstinien puis au nouvel ordre poutinien.

Toutes ses qualités suffiraient à recommander ce livre. Mais s’y ajoute, comme souvent chez Carrère, une dimension plus strictement autobiographique. Carrère se raconte lui-même dans sa démarche de raconter Limonov. Il s’interroge sur sa propre fascination pour le personnage lorsque, jeune journaliste culturel, il a eu l’occasion de le fréquenter à Paris dans les années 80, auréolé du succès de ses livres en France et naviguant déjà, autour de Jean-Hedern Hallier, dans un cercle « rouge-brun ». Il met en relation son propre vécu « de petit garçon sage » et bien né, « d’adolescent trop cultivé », « de jeune homme que la vie n’a jamais mené loin de ses bases » avec le parcours aventureux de Limonov, avec son extrême courage physique, son mépris de la mort et du confort, sa volonté d’être un héros, si possible aux yeux des autres mais en tout cas aux siens propres. C’est une façon pour Carrère dont, rappelons-le, le précédent livre s’appelait D’autres vies que la mienne de poursuivre sa démarche : se comprendre et se construire au travers de son regard, toujours lucide mais néanmoins empathique, porté sur la vie des autres.