Etty Hillesum : une vie bouleversée, suivi de Lettres de Westerbork

dimanche 24 janvier 2021, par Alice Bséréni

Points, 1995 (première édition en 1981)

« Il a fallu de longues années pour que le monde découvre le visage lumineux d’Etty Hillesum. Qui aurait cru, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, que cette jeune femme juive, follement éprise de la vie et en apparence insouciante, allait nous laisser en héritage l’un des témoignages les plus profonds sur le don de soi et l’amour des êtres et de Dieu ? » écrit Sophie Germain dans la biographie qu’elle consacre à Etty.

Cela commence par une histoire d’amour : une jeune femme pleine de vie, rieuse, exubérante, généreuse, vit une histoire d’amour intense avec son thérapeute, « S », de 25 ans son aîné. Ils sont juifs émigrés, il est psychanalyste jungien, et même psycho-chirologue, elle travaille et milite dans plusieurs secteurs sociaux et culturels d’Amsterdam. Ce sont deux êtres solaires qui nouent une relation amoureuse d’une rare intensité. En 1941, Etty entame sur ses conseils l’écriture de son journal, un document d’une valeur inestimable qui parviendra jusqu’à nous grâce à la ténacité de ses amis et correspondants pendant ces années sombres.

Dans le contexte néerlandais des années 40, Etty, diminutif d’Esther, fait figure de jeune femme émancipée, entreprenante, libre de son corps et de sa vie, n’évitant aucune exultation amoureuse, et le revendiquant, chose surprenante en ces temps encore prudes. Elle apparait comme précurseur de bien des combats féministes. Autre déterminant de sa vie : sa foi inébranlable en son Dieu, qu’elle sait être aussi celui des autres religions monothéistes. Aucun prosélytisme de sa part, il s’agit d’une affaire privée entre elle et lui, elle et sa conscience, une façon d’être au monde et avec ses semblables. « Si j’aime les êtres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chaque être j’aime une parcelle de toi, mon Dieu. »

Sa philosophie relève d’une forme de mysticisme à visage humain. Dotée d’une grande culture, Etty se montre avide de lecture, d’art et de rapports humains, héritage d’un milieu familial érudit d’artistes et universitaires émigrés de Russie. Elle prodigue des conseils de lecture pressants : Jung, Freud, Kafka, Dostoïevski, Rilke, surtout lui, qui la suivra jusqu’au bout des camps. Ceci à l’image de son père, un livre toujours à la main dans les pires conditions de détention.

Un autre intérêt du journal tient à la participation d’Etty au « Conseil Juif », organisme mis en place par l’occupant allemand et les autorités néerlandaises pour mieux contrôler la communauté juive et, au bout du compte, faciliter les processus d’extermination. On y voit au fil des jours l’étau se refermer autour du quartier juif, devenu ghetto, la mise en place de lois qui rongent les libertés, stigmatisent, isolent avant d’arrêter, d’incarcérer, de déporter. On assiste presque en direct à l’infâme processus jusqu’en Pologne, on n’y croit pas encore, il s’agit bien de camps de travail, n’est-ce pas ?...

De par ses fonctions au sein du Conseil Etty est autorisée à sortir du camp de transit où elle est détenue avec les siens. Elle y retourne chaque fois de son plein gré, chargée de lettres, de victuailles ou de médicaments. Alertes et conseils lui auront été prodigués pourtant, « sauve-toi… ne reviens pas… » Naïveté ? Aveuglement ? Inaptitude à envisager le pire ? Elle pressent l’issue mais elle a une mission à remplir, aider les plus faibles, les plus démunis. Et le journal intime qui s’ouvre sur un éloge à la vie, à l’amour, charnel autant que spirituel, s’assombrit au fur et à mesure que la menace se précise, que le tissu social se délite, que la nasse se resserre.

Cette lucidité suggère une forme de résignation à l’égard d’un destin redouté, voire une soumission consentie, tant la tâche est ambigüe dans la gestion du camp, équivoque la collaboration avec les autorités, démoniaques les processus d’extermination. Et diaboliques les dispositifs d’asservissement qui livrent en pâture les victimes à des raisons d’État criminelles selon des processus finement décrits par l’écrivain Sorj Chalandon, notamment dans son livre Mon traitre (2008).

Les lettres envoyées à ses amis depuis le camp à la fin de l’ouvrage, sont des documents aussi passionnants que le journal lui-même, plus centrés sur l’intime et le voyage intérieur, d’une tonalité plus vivante peut-être puisqu’incluant des destinataires identifiés, plus grave aussi. Aucun détail ne nous est épargné, les traques qui se répètent, les ruses qu’il faut déployer pour la survie, la quête de ce qui manque et fait défaut, humiliations, déchéances, maladies... Et partout de la boue ! Et le panache blanc de la locomotive quittant le camp…

À la lumière d’une lecture rétrospective de l’histoire, on est tenté de s’affliger d’une telle dose de crédulité. Mais nous lisons surtout dans ces pages une capacité d’amour inconditionnel déclaré à l’humain, y compris dans ses pires manifestations, une ode lumineuse à la vie, une capacité d’oblativité peu commune, une forme de mysticisme aussi, de celle qui enchante la vie et lui donne sens, même quand elle signifie arrêt de mort. Etty Hillesum meurt à Auschwitz en novembre 1943, six mois après sa déportation.