Evelyne Bloch-Dano : Porte de Champerret

samedi 27 juillet 2013, par Hélène Gestern

Grasset, 1993

Récit de filiation et d’accompagnement, de quête des origines et de méditation sur les espaces qui nous fondent, Porte de Champerret, entrecroise tous ces fils dans un livre juste et profond, construit autour des appartements de l’enfance, qui deviennent réceptacles de mémoire, lieux d’archives et territoires d’écriture.

La biographe de Flora Tristan, d’Alexandrine Zola et de Madame Proust a cette fois délaissé la quête des traces d’autrui, pour se pencher sur les siennes. Au soir de la vie de sa mère, l’auteur écrit, écrit pour faire ses adieux à cette femme qui s’est déjà absentée, perdue dans les méandres d’une maladie d’Alzheimer. L’auteur retourne dans l’appartement de l’enfance, porte de Champerret, et recompose, entre nostalgie et nécessité d’arracher les images à l’oubli, le Paris d’après-guerre qu’elle a connu : un quartier peu pittoresque, socialement composite, mélange de petits commerces, de bourgeoisie et de vie populaire, encore hanté par l’imagination de la zone, des « fortifs » et des « apaches » — que la petite fille se représente en Peaux-Rouges.

De cette époque « une époque en noir et blanc dans notre imaginaire », sur fond de photos retrouvées du quartier, émerge l’image d’une enfance heureuse : un père aimant, une mère hyperactive au tempérament complexe que sa première maternité n’épanouit pas. Le parcours est alors l’occasion de revenir sur l’histoire de cette relation, positive mais parfois difficile, entre la mère et la fille, sur la complicité progressive qui s’établit à l’âge adulte, jusqu’au moment où la fille aînée est devenue « grande sœur de cette vieille enfant ».
Mais les vacillements de la mémoire d’Édith vont également engager E. Bloch-Dano à tirer un autre fil, explicite du côté paternel, farouchement tu pour ce qui concerne la branche maternelle : celui d’une histoire familiale qui a croisé la grande Histoire au pire moment.

Portrait d’une famille juive française ordinaire, dont les deux parents ont eu « la chance de ne pas être déportés personnellement », mais dont presque toute la parentèle a été assassinée. Les recherches entreprises par l’auteur à Yad Vashem débouchent sur un chiffre accablant : dix-neuf morts, trois générations décimées à Lodz, Chelmno, Auschwitz. Sur « ses » disparus, la mère a gardé un silence absolu. Comment grandit-on dans l’ombre de ces morts ? Relecture des malaises, angoisses, terreurs, du refus de la nourriture de l’enfant : la douleur infuse, se transmet, s’hérite en silence. Mais a contrario d’une condamnation de ce silence, assez fréquente chez les descendants, E. Bloch-Dano préfère savoir gré à ses parents d’avoir tenté d’oblitérer leur souffrance : « ils avaient préféré faire confiance à la vie, et nous transmettre ce cadeau ».

Enfin, ce texte, qui n’est pas sans rencontrer, en ses thèmes, le beau Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem, évoque sans détour la maladie d’Alzheimer d’Édith. Ce trou de mémoire géant, qui forme le centre de gravité du livre, est évoqué avec des mots lucides, toujours infiniment humains. E. Bloch-Dano donne en particulier à percevoir les sentiments complexes qu’inspire le spectacle de la disparition progressive d’un être qu’on aime envers et contre tout, mélange de tristesse, de colère, de culpabilité et d’attendrissement ; elle tente de se représenter la forme du phénomène que l’on appelle oubli et qui s’empare de l’autre, loin en allé : « Mais que signifie “reconnaître” ? Distinguer ? Identifier ? Nommer ? Placer un visage, une voix, la caresse d’une main sur une échelle de familiarité, nette, floue, incertaine, variable ? » Certains gestes sont impossibles, certains jours désespérants, quand le masque de la mort recouvre le corps endormi ; à d’autres moments, un regard complice, un petit plaisir gustatif, un prénom retrouvé font renaître, pour le meilleur et pour le pire, l’ombre d’avant.

On aimera, de ce récit pudique et sans pathos, l’ancrage assumé en terre autobiographique – les personnes qui le traversent y portent leur nom, leurs douleurs, leurs fantômes –, le style, limpide et fort à la fois. À celle qui a perdu l’usage du langage, le livre filial va rendre une histoire, des mots, des images. Mais E. Bloch-Dano donne aussi à partager à son lecteur l’expérience d’une perte, d’un combat contre l’oubli, qui prend l’écriture pour dernier rempart.