Fabrice Neaud : Journal

mercredi 15 février 2023, par Pierre Kobel

Delcourt, 1992-2022

Fabrice Neaud naît le 17 décembre 1968 à La Rochelle. Après un Baccalauréat littéraire option Arts plastiques et un DEUG de philosophie, il suit ses études aux Beaux-Arts jusqu’en 1991. Il construit, après des années de petits boulots et de précarité économique, le projet de bande dessinée autobiographique qui donne lieu à la publication du Journal (1) en 1996 par l’éditeur Ego comme X, dont il est l’un des membres cofondateurs. Le Journal totalise quatre volumes portant chacun sur une période : Tome 1 : février 1992 – septembre 1993 (1996) ; Tome 2 : septembre 1993 – décembre 1993 (1998) ; Tome 3 : décembre 1993 — août 1995 (1999) ; Tome 4 : Les riches heures (2002). Une édition intégrale est parue en 2011 et il est republié chez Delcourt sous forme de trois volumes en 2022.

Le Journal raconte la vie du narrateur, artiste homosexuel au chômage habitant une « ville moyenne de province ». L’homosexualité constitue un thème central dans l’œuvre. Neaud raconte : « Je n’ai pas du tout eu l’envie, à un moment donné, de faire un journal de façon très construite. Je faisais de la bande dessinée de fiction très classique. J’en parle d’ailleurs dans le tome 1. Elle est restée non publiée. En fait, je dessinais régulièrement des éléments de mon quotidien comme certains gribouillent dans les marges de leur cahier. Avec des croquis, des bribes de textes, je tenais une sorte de journal sans l’avoir nommé comme tel, à l’image de ce que l’on appelle les “livres de brouillon”, qui sont assez à la mode chez les dessinateurs. Donc j’écrivais, je datais, je faisais un croquis, un dessin d’imagination, une scène vue dans la rue et au fur et à mesure, je commençais à réaliser des planches avec ça. » Puis « je me suis mis à mettre en scène des événements de ma vie. »

« Le principe du Journal, c’est de se débarrasser de ce sacro-saint recul qui est une espèce de tabou en art à tous les niveaux. On est en haut de notre montagne, on regarde notre passé, on en a tiré les leçons, et l’on raconte sa vie déjà mise en perspective, avec l’intention de transmettre certains aspects. Ce n’est, a priori, pas le but du Journal. » « On n’écrit pas un journal pour qu’après le lecteur pense un peu ce qu’il en veut, sinon on ferait de la fiction. Je fais un journal pour affirmer que pour moi, c’est ainsi et vous avez intérêt à le croire et tout de suite, contrairement à la fiction où l’on aura tendance à penser : “c’est vrai au fond”. Avec le journal, on aura d’emblée tendance à dire : “c’est faux”.

Quand les proches finalement viennent vers le diariste, vers moi entre autres, ils sont inquiets, ils affirment : “Cela me gêne que tu aies raconté en gros la vérité”. Finalement pour eux, il y a un soupçon que ce soit faux et ils disent au bout du compte : “Je ne me reconnais pas, je ne reconnais pas telle personne, mais tu as pourri telle autre et tu as encensé celle-là et vraiment ce n’est pas du tout cela”. Tout de suite, on rentre dans une situation très complexe. On ne peut pas répondre “blanc, noir”. Le journal ce n’est pas fait pour que le lecteur en pense ce qu’il en veut. » À ce propos, Fabrice Neaud a été confronté vers la fin des années 2000 à la justice parce qu’un de ses anciens amants a porté plainte contre lui pour l’utilisation de leur histoire dans le Journal. Cela a entraîné un long épisode dépressif chez l’auteur.

C’est un journal dessiné qui nous permet de découvrir une personne dans les différentes dimensions de son existence, qui représentent autant de points d’intérêt dans l’œuvre : la difficulté à vivre du travail d’artiste et la précarité à laquelle elle confronte, l’évolution des relations amicales et amoureuses, les effets de la solitude, l’homosexualité dans un lieu où elle reste très marginale, ou encore les réticences suscitées par un projet de journal en bande dessinée. C’est une autobiographie où il se livre à cœur ouvert, sans faux semblants. Ce n’est pas un journal de poseur, et l’auteur ne s’y montre pas forcément sous son meilleur jour. Il ne se fait pas de cadeaux, pas plus à lui-même qu’aux autres personnages jalonnant le récit. Il ne fait pas non plus de cadeaux à la communauté homosexuelle dont il montre les travers sectaires tout en dénonçant l’attitude intolérante d’une grande part de la société hétérosexuelle.

Il dessine le désir homosexuel avec brio, avec de magnifiques portraits tirés de photos. Son trait noir et blanc s’attarde plus sur les personnages que sur les décors et pour rendre les émotions, il recourt à une technique quasi impressionniste : visages floutés, hachurés, rayés ou littéralement effacés. Cependant au fil des albums, les planches de paysages prennent de l’importance. Son sens accompli du découpage fait le reste, Neaud établissant un dialogue permanent entre le dessin et le texte qui est très présent. Il s’exprime ainsi : « Je rapproche la bande dessinée d’une partition musicale. Il y a une lecture à la fois verticale et horizontale de la musique. Il y a plusieurs notes dans un accord, ce qui permet de faire la relation entre texte et image de façon plus parlante à un lecteur. Les notes d’un accord lui arrivent en même temps dans les oreilles et elles sont séparées sur la portée. Et elles sont jouées par différents instruments. Quand quelqu’un écoute de la musique, il ne se pose pas la question. La bande dessinée c’est pareil, l’image se perçoit en même temps que le texte quand il y en a et il y a une sorte de découpage rythmique de l’espace. Pour moi, il y a une relation très proche entre la bande dessinée et la musique. »

C’est une œuvre importante qui est amenée à avoir des prolongements dès l’an prochain avec la publication de nouveaux volumes. Elle a reçu un accueil à la hauteur de son originalité et de sa puissance, car elle est sans conteste une pierre angulaire de la BD autobiographique. Elle a influencé d’autres auteurs et elle a fait l’objet d’une adaptation théâtrale en 2015.

A noter : Fabrice Néaud sera l’un des invités de la table ronde de printemps de l’APA L’intime revisité le samedi 18 mars à 15 heures, salle de l’AGECA, 177 rue de Charonne, 75011 Paris.