Fang Fang : Wuhan, ville close

jeudi 5 novembre 2020, par Alice Bséréni

Journal, traduit par Frédéric Dalléas et Geneviève Imbot-Bichet, éditions Stock, 2020

Le journal de confinement de Fang Fang, éminente écrivaine contemporaine chinoise, nous parvient en direct de Wuhan, épicentre de la pandémie, la ville de Chine d’où elle s’est propagée au monde entier. L’écrivaine a relaté scrupuleusement chaque jour sa vie au quotidien dans son blog. Ce journal constitue une mémoire à léguer à ses descendants « pour qu’ils sachent ce qui s’est réellement passé à Wuhan ».

En tête de chaque chapitre, une phrase du texte permet de lire en filigrane le fil directeur d’une trame qui court du 22 janvier au 24 mars 2020. Y figurent des extraits d’articles de presse, de revues scientifiques, d’interviews, lettres et conversations avec ses amis médecins. Le texte rend compte des mesures imposées, de leurs failles et de leurs performances, en montrant l’efficacité comme les limites, éclairant des zones d’ombres du modèle chinois. Il se fait pages d’information et chroniques de la pandémie, révélant les efforts collectifs, les initiatives singulières et collectives venant du peuple même, officielles aussi sous la pression des événements. Il se fait poste d’observation du drame, tribune pour les témoins directs de la catastrophe et de lanceurs d’alerte trop souvent ignorés. S’étonnera-t-on que le dit-blog fut à maintes reprises bloqué et censuré !

Fang Fang dérange. On n’est pas près de museler celle qui clame le « principe de penser par soi-même ». Ses coups de gueule, ses émotions, ses larmes, ses craintes et sa ferveur reçoivent témoignages d’amour et reconnaissance. « Le journal de Fang Fang est une respiration au cœur de l’ennui ». Y sont loués chaque initiative solidaire, chaque course contre la montre sur la mort programmée. De tout le pays, dons, colis, provisions ont été acheminés, compensations à trop de privations. Le pays est capable de déployer une énergie monumentale pour construire et faire face au pire, malgré la force d’inertie et le déni des libertés dans un système qui se réclame du socialisme collectiviste et d’un capitalisme arrogant, verrouillé par des petits chefs aux pouvoirs sclérosants. Mais les coups de gueule du petit peuple ont parfois des effets surprenants : ainsi de cette ménagère qui parviendra à faire débloquer l’acheminement des produits de première nécessité abusivement retenus dans un entrepôt local.

Fang Fang appartient à une couche sociale relativement privilégiée, mais elle reste à l’écoute des gens modestes des quartiers populaires, les moins chanceux. La mise en garde fuse à l’endroit des autorités : « Un seul critère compte, votre attitude envers les plus vulnérables ». Nul n’est à l’abri du virus qui guette au coin de chaque rue, de chaque geste, de chaque respiration. Aucune catégorie sociale n‘est épargnée, en premier lieu les soignants, mais aussi policiers, gardiens de prison, prisonniers, bénévoles ou S D F. Tant de ses amis et collègues universitaires ou artistes ont été mortellement touchés, tant de secteurs dévastés, tant de familles sinistrées. « Il serait bon de créer un espace où nous pourrions pleurer ensemble », suggère-t-elle, soucieuse des processus de deuil impossibles à observer.

Il faut louer l’intégrité intellectuelle, le civisme de ce témoin du drame dans cette province du Hubei avec ses douze millions d’âmes. Y coulent des larmes au détour de chaque page, y éclatent rires et cris de colère, violents affrontements avec les « ultras nationalistes d’extrême gauche » qui n’ont de cesse de bloquer le blog, le censurer, le diffamer. S’y affirme par contraste une confiance dans les forces vives du pays, une lucidité qui n’épargne aucune défaillance. « Vous nous devez des explications ». Malgré cette supplique on n’apprendra rien de l’origine ni de la cause réelle du virus, des circonstances de son surgissement, de sa propagation fulgurante, sinon sa localisation à l’origine au marché aux poissons de la ville. Et l’on peut regretter l’absence d’une vision plus globale d’un monde où la course au profit et à la croissance à tout prix engendre de telles catastrophes. Et d’observer modestement « nous sommes des survivants, nous n’avons rien de chanceux ».

Lire ce journal est une épreuve qui confirme que le mal est bien là, qu’il nous guette, embusqué dans les erreurs accumulées, là et ailleurs et que d’autres épreuves sont à craindre, à Wuhan comme ailleurs. Il nous intéresse au plus haut point quand les informations restent on ne peut plus fantaisistes et fluctuantes. On vérifie une fois encore combien l’écriture de l’intime se montre apte à délivrer une foule d’indices déchiffrables et à révéler les ressorts du sort collectif par le prisme du singulier. Autre effet aussi de la mondialisation des réseaux sociaux dont la diariste use malgré censures et interdits, où les messages circulent à la même vitesse que le virus qui décime la planète. Et se convaincre peut-être avec Fang Fang et les sages dont se nourrissent ses écrits que « le feu ne peut consumer l’herbe que la brise du printemps fait repousser » (extrait d’un poème de de Bai Juyi, (772-846))