Florence Dupré La Tour : Cruelle

jeudi 12 mai 2016, par Gilles Alvarez

« Version trash des Malheurs de Sophie », déclare son éditeur. Cruelle est la réplique d’une petite fille à un monde qui porte en lui des violences qui ne s’avouent pas. Le regard de l’enfance les débusque derrière les faux-semblants d’adultes qui n’expliquent rien avec des formules toutes faites. Comme invoquer « le spectacle de la vie » qui s’exprimerait au travers d’animaux de compagnie conçus comme des objets vivants, qu’on peut détruire, remplacer. Cela conduit ici à un apprentissage pervers dont Florence Dupré La Tour ne nous épargne pas les détails, dans un récit moralement incorrect. Même s’il faut comprendre que la fillette fait l‘apprentissage d’un univers où il est commode de trouver plus faibles que soi, comment justifier la torture, la mise à mort d’innocents animaux domestiques ? Expérimenter la vie en société et les sentiments qu’il faut faire mine d’éprouver publiquement, doit-il inévitablement amener aux jeux de massacre gratuits d’une apprentie « serial killeuse » ? On la trouve moche et méchante.

Florence Dupré La Tour est une dessinatrice de talent, tour à tour illustratrice, bédéiste, créatrice de jeux de rôles, et s’exerçant à l’animation comme sur l’adaptation du Petit Vampire de Joann Sfar. Elle signe ici avec Cruelle le premier volet décapant d’un triptyque autobiographique sur l’enfance. Si ce n’étaient des premières pages qui intriguent, et qu’on finira par comprendre, tout commencerait agréablement. On est à Buenos Aires, chez des expatriés Français qui vivent bien (beaux enfants, belle maison, beau jardin avec piscine), une famille bourgeoise et pieuse qui prône les bonnes actions et le pardon. Mais, très vite, on s’aperçoit d’un décalage entre les principes et la réalité. Le dérapage commence avec le don de cochons d’Inde et la première d’une longue série de victimes, mises à l’épreuve par la terrible Florence, tuées, punies ou torturées par elle : lapins, tortue, fourmis, limaces, poules, oies, musaraignes, et même poissons qu’elle pêche pour tester leur résistance à l’asphyxie. Tout y passe. La diablesse se sait condamnée à ne pas aller au ciel, mais elle a sous les yeux d’autres images d’un enfer au quotidien que les enfants ne cessent d’observer. On leur dira que c’est la nature ou les circonstances qui commandent la mort des êtres condamnés : un mâle qui dévore des petits de son espèce, un chien ou un chat qui s’attaquent à d’autres bêtes, etc. De retour en Champagne-Ardenne, les exemples ne manquent pas des souffrances infligées aussi par les adultes aux animaux : ragondins tirés à bout portant, cochon étripé, lapin dépouillé vivant, volailles égorgées… Les humains qui ne s’évitent pas non plus les brutalités : garçons agressant les filles, domination des enfants par les adultes, des femmes par les hommes, extermination entre eux comme dans un film sur l’Holocauste vu à la télévision… En Argentine, en France, à la Guadeloupe, partout où elle vit, la fillette est amenée à constater la cruauté du monde ; cruauté qui nous est renvoyée comme un effet de miroir par l’auteure, illustrant le cheminement de son propre personnage.

Laissons le soin aux lecteurs de découvrir via toutes ses expérimentations, les regards en coin de la petite fille sur les rapports entre époux, le rôle des femmes, les conditions de vie urbaines et rurales… Comme la mort et les souffrances, subies, données, omniprésentes, les images liées à la maternité sont récurrentes (cochons d’Inde, chats, chiens… naissance d’un petit frère !). Le sort fait à la pauvre et dévouée Chica, la petite chienne, dès lors qu’elle a fauté, fait frémir. Quand on comprend que « notre héroïne » se remémore ses souvenirs depuis un hôpital où elle vient d’accoucher, on se pose des questions sur le sort du bébé… N’en vient-elle pas à penser qu’elle ne voulait plus jamais d’animal ? (sic !) On l’a vue rétive à toute autorité, y compris masculine, et se féliciter de son agressivité face à des dragueurs promptement éconduits à l’adolescence, toujours prête à défendre chèrement son territoire. On nous annonce un deuxième opus du récit d’enfance sur la découverte de la sexualité : on s’attend au meilleur comme au pire d’un humour décidément très noir et dérangeant.