François Mauriac, ou l’autobiographie inventée

mercredi 31 octobre 2018, par André Durussel

Dans une longue interview exclusive que l’écrivain académicien et prix Nobel François Mauriac (1885-1970) avait accordé à Pierre Quest, quelques jours après la sortie de Un adolescent d’autrefois aux Éditions Flammarion (1969) et dix années après Mémoires intérieurs, pour le compte de l’hebdomadaire suisse Construire, du 2 avril 1969 (aujourd’hui Migros-Magazine), on relève ci-après quelques aspects toujours étroitement imbriqués de cette œuvre, construite comme une véritable symphonie entre le vrai et l’inventé.

P.Q. : - "C’est un roman où il s’agit de votre adolescence. Si l’écrivain tente, à lointaine distance, de la reconstituer pour lui et pour les autres, ne peut-on pas penser qu’en agissant ainsi, c’est parce que, peut-être, vous n’êtes pas encore délivré des problèmes qu’elle vous a posés ? "

L’écrivain répond certes d’une manière affirmative, mais il précise aussitôt des éléments biographiques importants à son sujet :

F.M. : - "Bien sûr, je ne suis délivré de rien !
Je voudrais seulement remarquer que ce n’est pas mon adolescence que je raconte. Tout est vrai dans un certain sens dans ce livre, et pourtant tout est inventé. Je veux préciser en particulier que j’ai eu une vie très différente de celle du personnage dont je raconte l’histoire, puisque j’étais le cinquième enfant de ma mère veuve, c’est-à-dire la "cinquième roue du carrosse", et que je n’avais pas du tout avec ma mère les rapports de fils unique que je décris dans ce livre. Bien que certains traits de la mère de mon héros rappellent ma propre mère, elle n’avait pas du tout cette passion de la propriété que j’ai observée autour de moi, surtout dans la Lande girondine, chez d’autres personnes, d’autres parents, mais pas chez ma mère, qui était notre tutrice, qui s’occupait de nos intérêts, mais qui n’avait pas du tout cette passion de la propriété. Je relève cela, parce que, lorsqu’on écrit un roman à la première personne et qu’on s’est mis tout de même beaucoup dans son personnage, les gens (et surtout les parents, les survivants) croient qu’on raconte une histoire vraie, alors que tout est inventé. La part romanesque dans ce livre est très, très grande, mais il n’empêche qu’il est vrai".

Tout est inventé ! Méthode surprenante, en effet, que l’auteur souligne à deux reprises. Or, il s’agit même parfois d’une invention durant l’invention elle-même du récit d’ Alain Cajac, le narrateur. Ainsi, ces pages qui attestent que l’adolescent d’autrefois inventait déjà des histoires :
" Eh ! bien non, tout cela n’est pas vrai. C’est une histoire que je me suis racontée à moi-même. Tout est faux, à partir de ce que le vieux monsieur Dupuy m’a dit du Château Trompette. Du roman, quoi ! Est-ce bon ? Mauvais ? Faux en tous cas, ça sonne faux. Je n’aurais pas dit trois mots que le vieux me les eût fait rentrer dans la gorge."

La notion de "témoin extérieur" :

P.Q. : -" Il y a, me semble-t-il, un thème nouveau et très intéressant dans Un adolescent d’autrefois, c’est celui du témoin extérieur. "Je ne sais pas ce que je suis", écrivez-vous quelque part dans ce nouveau livre. Le rôle des témoins sera de nous le faire savoir et ce rôle est double. Ces témoins nous déchiffrent et, beaucoup plus, ils nous indiquent la route. Il y a plusieurs témoins dans Un adolescent d’autrefois. Mais, en fait, il n’y en a qu’un qui compte : c’est André Donzac. Pourquoi ce personnage dont vous écrivez : "Il est infiniment plus intelligent que moi" est-il à la fois si présent et si absent ?"

F.M. : - "Oui. En réalité, ce témoin dont vous parlez est le seul personnage de mon roman qui ne soit pas inventé et que j’ai pris à la réalité, car il a existé. Vous-même vous l’avez connu et beaucoup de Bordelais l’ont connu et se souviennent encore de lui. Il se trouve que c’est lui qui, lorsque j’étais encore au collège, a eu sur le plan intellectuel le plus d’influence sur moi, et plus même que mes maîtres, en somme, sauf peut-être notre professeur de rhétorique au Collège Grand Lebrun, à Bordeaux, l’abbé Péquignot, qui a été une sorte d’éclaireur. Mais c’est vraiment Donzac qui m’a (je ne dirai pas donné le goût de la lecture, car je l’avais naturellement) orienté d’un certain côté, du côté des Annales de Philosophie, du Père Laberthonnière, de Maurice Blondel, et d’abord de Pascal.

Alain Cajac, le narrateur d’Un adolescent d’autrefois, évoque au terme de ce roman son arrivée à Paris, et elle s’achève sur une question :

"Les dernières pages de ce cahier, il faut qu’elles répondent clairement à une question toute simple en apparence et que pourtant, depuis mon arrivée à Paris, j’élude. André Donzac vit en face de mon hôtel au Séminaire des Carmes, et il me croit encore à Bordeaux. Pourquoi ne lui ai-je pas fait signe ? "

Peut-être parce que François Mauriac lui-même craignait-il d’être "déchiffré" ?
Cette question demeure désormais ouverte.