Gabrielle Roy : La Détresse et l’Enchantement

dimanche 29 avril 2012, par Catherine Vautier-Péanne

Boréal, 1984

La Détresse et l’Enchantement est le dernier livre de Gabrielle Roy (1909-1983), écrivaine canadienne francophone. A l’instar de Jean-Jacques Rousseau, Gabrielle Roy consacre les dernières années de sa vie à écrire son autobiographie, faisant le portrait de l’être idéal qu’elle n’a cessé de tenter d’incarner. Au terme d’une vie vouée à l’écriture, la romancière confie à ses lecteurs les fautes dont elle croit s’être rendue coupable à l’égard de sa mère, de son père et de ses sœurs, les abandonnant à leur sort pour se consacrer à l’écriture.

Le livre (507 pages) se divise en deux chapitres d’égale importance. Dans le premier, intitulé "Bal chez le Gouverneur", elle retrace son enfance à la fois heureuse et pénible dans sa famille nombreuse (elle est la cadette de onze enfants, dont trois n’atteindront pas l’adolescence) et indigente de Saint Boniface, au Manitoba. A la honte de vivre dans la pauvreté s’ajoute l’humiliation de parler le français dans une ville (Winnipeg) qui la traite en étrangère et en inférieure. Son père, de dix-sept plus âgé que sa mère, a cinquante-neuf ans à la naissance de Gabrielle. Chargé de nombreuses années durant de l’établissement des immigrants dans l’ouest canadien, il est un jour brutalement licencié, obligeant sa famille à prendre des pensionnaires pour survivre. Il ne se remettra pas de ce choc. Lorsqu’il meurt en 1929, Gabrielle, qui ne s’est jamais sentie proche de lui, se rendra compte qu’elle a beaucoup en commun avec son père. « La vérité était que nous avions vécu dans l’appréhension de voir notre pauvre amour tremblant, si pareil à l’autre, incompris ».

La figure de la mère se détache particulièrement dans cette première partie. Lorsque celle-ci lui raconte les malheurs de leur lignée, à l’origine de la prise de conscience de sa condition, elle commence à caresser en secret le projet de fuir, afin d’échapper à la pauvreté et à la condition d’exilée dans son propre pays qui lui parait être le lot des Canadiens français de l’ouest, et de venger les siens. Mais est-ce si sûr ? Elle s’interroge avec lucidité sur ses motivations : « Car j’y saisis, tout au fond, que je ne partais pas pour la venger (ma mère) comme j’avais tellement aimé le croire, mais, mon Dieu, n’était-ce pas plutôt pour la perdre enfin de vue ? Elle et nos malheurs pressés autour d’elle, sous sa garde ! (…) Est-ce que je n’ai pas lu alors dans mon cœur le désir que j’avais peut-être toujours eu de m’échapper, de rompre avec la chaîne, avec mon pauvre peuple dépossédé ». Elle ne veut pas leur ressembler, elle veut se sauver elle-même, sauver ce moi non encore avenu qu’elle cherche désespérément. En quittant son Manitoba natal, sa famille, ses amis – grâce aux économies accumulées sou à sou pendant la période où elle occupa un poste d’institutrice – elle ne sait pas encore de quoi l’avenir sera fait. Ce qui est certain, c’est que la culpabilité ne la quittera jamais.

La seconde partie, "Un oiseau tombé sur le seuil", relate son arrivée à Paris en 1937, ses rapports avec ses logeuses successives, puis son séjour à Londres et dans la campagne anglaise chez des gens accueillants qui lui rappellent l’enchantement de ses séjours chez son Oncle, à la ferme. Pendant ces deux années de formation elle s’initie notamment à l’art dramatique, commence à écrire pour la presse anglaise et rencontre son grand ami Bodhan, jeune musicien de talent, qui lui prédit qu’elle deviendra un écrivain connu par la publication d’un grand roman populaire. La menace de la guerre l’oblige à rentrer au Canada en 1939 où, encouragée par ses débuts prometteurs en Angleterre, elle se lance dans le journalisme, abandonnant toute idée d’enseignement, le souhait de sa mère pour elle. Elle s’attelle à l’écriture de son premier roman, Bonheur d’occasion, le portrait réaliste de la vie du quartier ouvrier de Montréal où elle s’est établie. C’est le succès immédiat, le livre publié en 1945 remporte à la fois le Prix du Gouverneur Général du Canada et le Prix Fémina de France. Bodhan avait raison. Elle ne s’arrêtera plus : quatorze livres (romans, essais, contes pour enfants) de 1945 à 1982, auxquels il convient d’ajouter les neuf publiés à titre posthume. La Détresse et l’Enchantement est le premier de la liste (1984) prolongé par Le Temps qui m’a manqué, la suite restée inachevée de son autobiographie ( publiée en 1997).

Elle avait épousé un médecin de Saint Boniface en 1947 ; ils étaient repartis en Europe pour trois ans pendant lesquels elle passa son temps à écrire tandis qu’il poursuivait ses études de gynécologie. La Gabrielle Roy qui émerge de cette œuvre testamentaire, dont la raison même de vivre est d’écrire, trouve sans doute dans son autobiographie cette vie « agrandie » dont elle rêvait, l’aboutissement ultime de sa quête existentielle.