Gwenaelle Aubry : Personne

mercredi 10 mars 2010, par Martine Bousquet

Mercure de France, 2009

Ce livre magnifique est le portrait (à deux voix) d’un homme par la narratrice sa fille. Ce père, fils et petit-fils de médecins, qui avait enseigné le droit public à la Sorbonne, donné des conférences à l’ENA, s’était peu à peu absenté au monde et de lui-même, il avait dû être interné dans plusieurs cliniques psychiatriques atteint d’une psychose maniaco-dépressive.

Il errait pieds nus dans la ville, prétendait descendre du comte de Chambord, regrettait qu’il n’existe pas de SPA « pour les chiens-hommes perdus sans collier », balayait les marches du Palais de Justice, lisait le traité de Plotin sur l’âme et le corps traduit par sa fille et réclamait pour sa crémation, le Dies Irae dans l’espoir qu’on lui pardonne ses « colères exaltées ». Physiquement, il tenait de Dustin Hoffman et de Jean-Pierre Léaud.

Toute sa vie, il avait tenu un journal manuscrit, des textes, certains très beaux, pour dire son mal de vivre, ses angoisses et ses rêves. La mention « à romancer » de sa main sur la chemise cartonnée « Le mouton noir mélancolique » sera prise comme une injonction à écrire pour Gwënaelle Aubry.

Aux pages de son père en italique, elle ajoute les siennes, elle l’accouche, elle raisonne sa folie. Elle dit enfin son amour à celui qui écrivait : « Je n’ai connu de bonheur permanent que celui qui vient de l’existence de mes enfants. »

Sous forme d’un abécédaire, b-a ba de la mémoire, langue première de l’enfant, (de A comme Artaud, E comme enfant, O comme obscur, R comme revenant, jusqu’à comme Z comme Zélig), elle trace un portrait profond et bouleversant d’un homme qu’on disait fou, chahuté entre joie et souffrance, sommet et déchéance, dans une prose admirable tendue par la poésie propice à faire émerger des profondeurs : la dépossession, l’enfoui, le sédimenté.