Haruki Murakami : Underground

dimanche 1er mars 2015, par René Rioul

Belfond, 2013

Le 20 mars 1995, vers 8 h. du matin – c’était un lundi et la veille d’un jour férié, la fête du printemps, mais pas mal de gens se rendaient quand même à leur travail –, il y a eu tout d’un coup une drôle d’odeur dans les voitures de 5 rames du métro de Tokyo. Des nez qui coulent, des accès de toux, des nausées, la respiration qui se bloque, l’impression que les lumières faiblissent, et quelques-uns qui s’évanouissent. Il y aura 12 morts, et des milliers de personnes atteintes, dont certaines handicapées à vie. La secte Aum vient de frapper : 5 adeptes ont percé, avec la pointe de leur parapluie, des pochettes remplies de gaz sarin.

L’année suivante, Murakami, exaspéré par les clichés que répandent les médias, entreprend d’enregistrer les récits d’une trentaine de survivants et de les coucher sur le papier, sous leur contrôle. Les détails dramatiques de cette matinée sont là, fixés définitivement par la catastrophe, comme à Pompéi. Rares sont ceux qui comprennent sur-le-champ. Beaucoup ne sauront ce qui leur arrive que lorsque la télévision commencera à en parler. Ce sont les flaques malodorantes qu’on remarque d’abord. Certains entreprennent de les éponger avec du papier journal et seront les plus touchés. L’un des témoins, voyant s’écrouler un homme et une femme près de lui, s’imagine que c’est un double suicide amoureux. Plusieurs se croient d’abord simplement grippés. La foule méfiante s’écarte de ceux qui ont réussi à sortir des stations et s’effondrent sur les trottoirs. Les secours sont mal organisés, et vite débordés, les médecins des hôpitaux (dont 2 sont aussi interrogés) ne savent pas quoi faire. C’est toute une société en crise dont les travers se révèlent ainsi soudain. Une des victimes va jusqu’à dire qu’on était arrivé au point "où quelque chose comme Aum allait se produire".

L’écrivain veut que chacun ait, non une voix désincarnée, mais son visage, sa famille, et son passé : "Peut-être est-ce là un des travers du métier de romancier, mais je m’intéresse moins à l’histoire, pourrait-on dire, qu’à l’humanité concrète et irréductible de chaque individu". Ces esquisses autobiographiques sont poignantes. Il y a celui qui, à la suite de l’attentat, a perdu son travail : la société n’aime pas les victimes. Il y a la jeune femme qui, bien qu’atteinte, mais forte d’une expérience professionnelle de gestion de crise, a pris les choses en mains et organisé les secours. On n’oubliera pas de sitôt Melle Akashi qui, plus d’un an plus tard, récupère difficilement la mobilité, la mémoire et la parole, mais dont le regard brille si on lui laisse espérer une visite à Disneyland. La jeune veuve de M. Wada était enceinte au moment de l’attentat, la voici seule avec son bébé ; non, pas seule, la famille, au Japon, ce n’est pas rien.

Naturellement, le hasard est de la partie, une entorse ponctuelle aux habitudes en a exposé plus d’un au danger, ou l’en a protégé. De chacun, on apprend chemin faisant la vie quotidienne, les hobbys, et les amours. Il y a ceux qui ont désormais la haine au cœur, ceux qui sont restés sereins ; ceux qui pleurent et ceux qui trouvent le moyen de rire.

La secte bouddhiste Aum, de création récente, était néanmoins reconnue officiellement comme religion (fiscalement, notamment). Elle existe toujours, elle a seulement changé de nom. Son gourou aveugle, Asahara, fait partie des 12 condamnés à mort, en attente d’exécution.

Murakami évoque leurs dépositions au procès, cherche à comprendre les "terroristes", parmi lesquels un chirurgien réputé. Il a aussi interrogé 8 adeptes ou anciens adeptes, qui ignoraient le projet apocalyptique du maître. Ils ont généralement le sentiment, malgré tout, que les années passées dans la secte ont été positives. Non, ce ne sont pas des monstres. Mais ils sont désenchantés. Et toute la société japonaise est troublée. "Dans le monde entier, les gens se tournent vers la religion pour leur salut. Quand la religion blesse et handicape, vers quoi peut-on se tourner pour son salut ?"